LES SUISSES DE CALIFORNIE
INSTALLÉ DANS LA RÉGION DEPUIS LES ANNÉES 1960, LE NEUCHÂTELOIS L’A VUE SE TRANSFORMER. POUR LUI, L’ÉPOPÉE TECHNOLOGIQUE A PERDU EN LÉGÈRETÉ POUR LAISSER PLACE À UN FAR WEST OÙ LES ENTREPRISES SE BATTENT AVEC FÉROCITÉ
La Silicon Valley ne date pas d’hier. Si tout le monde a aujourd’hui en tête les stars du moment, de Mark Zuckerberg à Elon Musk, d’autres hommes ont imprimé leur marque sur la région. Des Suisses notamment qui se sont illustrés au cours de cette épopée technologique. C’est le cas de Luc Bauer. Ce Neuchâtelois a été, à trois périodes de sa vie, dans la Silicon Valley. Trois moments très forts qui lui ont permis de voir l’évolution de cette partie du monde qui a défini le quotidien du reste de la planète.
Ironie du sort, alors que nous nous trouvons à San Francisco, Luc Bauer travaille depuis… Lausanne. Cet ingénieur de formation a eu 80 ans cet été. Sur Skype, il en paraît 15 de moins. Nous lui parlons de notre projet de couvrir tout ce qui se passe dans la région et il s’enthousiasme déjà: «Il faut parler de ce qu’était la Silicon Valley avant. Pas mal de choses ont changé.» Ce fils d’ambassadeur a vécu son enfance entre Paris et Neuchâtel dont il est originaire. Il sort diplômé de l’EPFL au début des années 1960 puis part à Caltech en Californie. Un coup de bluff, presque, il ne parle pas alors un mot d’anglais mais il aura trois mois pour s’y mettre. «L’Amérique, terre d’opportunités» devient une réalité.
AU COEUR DE LA RÉVOLUTION TECH
Avec son doctorat en poche, il entre dans ce qui constituait alors le coeur de la révolution technologique – et qui donnera son nom à la Valley – l’industrie des semi-conducteurs. Des années folles. «Les clients se bousculaient à la réception pour nous passer des commandes.» Le chiffre d’affaires de cette industrie passe de 100 millions de dollars en 1957 à 1 milliard en 1964. Dans ces années 1960 déjà surchauffées, l’ambiance devient euphorique. Luc Bauer se souvient d’un meeting avec un client où une collègue avait choisi de rester accrochée sur son dos durant le début de l’entretien. «Et pendant la pause de midi, on voyait les mini-vans secoués dans tous les sens. Il n’y avait pas de temps pour la tension sexuelle: elle était très vite évacuée.»
C’était ça, la Silicon Valley: une débauche de créativité à un moment où, par ailleurs, toutes les barrières semblaient tomber. «On travaillait comme des fous. C’était un univers très WASP [White Anglo-Saxon Protestant, ndlr] et très masculin.» Le jeune Luc Bauer qui s’était fait embobiner au moment du choix de son école – on lui avait promis que Pasadena était proche de la mer – devient un body surfer convaincu. «Je me faisais projeter par les vagues cinq ou six mètres en l’air. L’insouciance de la jeunesse.»
Il croise sur place Jean Hoerni, un génie, «sa technologie dite planaire a révolutionné la production du secteur». Le Genevois compte parmi les légendes du lieu. Il fait partie des «Huit de Fairchild», soit les ingénieurs qui ont quitté cette prometteuse entreprise de semi-conducteurs pour créer des sociétés plus agiles qui finiront par dépasser le modèle. «Jean était un visionnaire exceptionnel mais avec un caractère très fluctuant. C’était difficile de travailler avec lui.» Les deux hommes se croiseront plusieurs fois. Notamment quand l’industrie horlogère suisse se voit débordée par le quartz japonais.
Dans le Vieux-Pays, on repère ces Suisses établis dans la Silicon Valley. Peut-être détiennent-ils la solution? «Mon père avait repris la présidence de la Fédération horlogère et nous avons travaillé avec l’industrie horlogère d’arrache-pied.» La mode du quartz passera même si toutes les entreprises de technologie américaines tenteront de lancer leur propre montre, d’Intel en passant par Texas Instruments. «Mais les montres, ce n’est pas leur truc. Encore aujourd’hui, j’ai tous les produits Apple mais pas leur smartwatch.»
Parmi les personnages qui l’ont marqué, il y a Gordon Moore, le fondateur d’Intel, et celui qui a donné son nom à la fameuse loi qui fait toujours autorité. «Il était d’accord de me montrer ses lignes de production si je lui parlais de ce que j’avais vu dans les usines au Japon dont je rentrais. Impensable aujourd’hui où la concurrence entre les géants de la Valley est féroce. Gordon Moore était lié à nous car Jean Hoerni lui avait avancé une grosse somme d’argent à la création d’Intel. Son investissement a été multiplié par 100.»
FINI LE BUSINESS TO BUSINESS
Ce qui a changé aujourd’hui n’a rien à voir avec l’appétit pour la réussite financière. «Cela a toujours existé. Un secrétaire d’Etat à la recherche était venu me voir dans les années 1970 pour comprendre comment les gens pouvaient gagner autant d’argent ici et garder leur éthique. C’est une question très européenne et très stupide!» La mondialisation est passée par là. «De 5% d’étudiants asiatiques à mon époque on est passé à 90% aujourd’hui. Et les jeunes donnent l’impression de ne faire que bosser. C’est vrai que le fun a un peu disparu.» Autres éléments d’évolution, la Silicon Valley produisait à l’époque des équipements et des puces électroniques. Aujourd’hui, ce sont les logiciels qui font sa fortune. Lors de ce passage, les boîtes se sont orientées sur le consommateur final, fini le business to business. «Désormais les grands noms de l’industrie sont passés dans le langage courant.»
Luc Bauer travaille depuis 2002 pour NanoDimension, la société d’investissement d’Aymeric Sallin que Patrick Aebischer, l’ex-président de l’EPFL, a rejoint récemment. «Aymeric est un visionnaire et il a une capacité de travail et un sens du sacrifice que nous ne trouvons pas beaucoup en Suisse. Il a dû se résoudre à habiter chez ses parents des années avant que la boîte ne décolle. Et comme Elon Musk, il a constamment réinvesti pour créer son premier fonds.» A la retraite, Luc Bauer a aussi participé à la création de l’incubateur Neode à Neuchâtel et a été élu trois fois conseiller municipal dans la commune neuchâteloise d’Enges.
Une expérience qui lui a fait relativiser beaucoup de choses. «J’ai été très bien réélu la dernière fois et je me demandais bien pourquoi. La secrétaire communale m’a donné la réponse: mon chien, un superbe pointer, faisait un grand effet lors de mes balades!» Avec l’industriel Pierre-Olivier Chave, il permettra aussi l’émergence d’une capacité immobilière dans le canton pour attirer de nouvelles entreprises. Aujourd’hui, le quotidien de Luc Bauer se partage entre la Silicon Valley, la Suisse où il revient quatre fois par an et Hawaï où il s’est installé. «En Californie, le stress met à mal les relations humaines. Alors qu’à Maui, les gens vous font des hugs dans la rue pour se présenter.»
«Les jeunes donnent l’impression de ne faire que bosser. C’est vrai que le fun a un peu disparu»