La ruée vers «l’or vert», un chemin parsemé d’obstacles
EFFECTIVE DEPUIS LE 1ERJANVIER, LA LÉGALISATION DU CANNABIS S’ACCOMPAGNE DE LOURDEURS ADMINISTRATIVES QUI PÉNALISENT ET EFFRAIENT LES PETITS COMMERÇANTS. DU COUP, BEAUCOUP CONTINUENT D’ALIMENTER LE MARCHÉ NOIR
Il nous attendait, à Union Square, près d’un coeur rouge sculpté, avec un bob enfoncé sur la tête, une chemise d’une couleur improbable et une banane qui sortait de la poche. On s’approche, hésitante. «Vous êtes là pour le cannabis tour?» Oui. On ne peut plus y échapper. C’est parti!
Joseph Foriska travaille pour Green Guide Tours. Son objectif est clair: «déstigmatiser» le cannabis. «La Californie a beau avoir légalisé son usage récréatif au 1er janvier, une aura négative entoure encore parfois la substance.» Ukrainien d’origine, Joseph parle avec passion, un curieux pendentif autour du cou: du moon rock enfermé dans une fiole sur laquelle se tient un animal mythologique chinois. Cuisinier de formation, il est habitué au cannabis depuis très petit. «Déjà dans le ventre de ma mère, qui était une grande consommatrice. Je suis né avec du THC dans le sang.»
En marchant dans les rues de San Francisco, il nous fait toute l’histoire du cannabis, soucieux de déconstruire tous les clichés. Une fois le tour bouclé dans le parc de Yerba Buena, Joseph Foriska s’assied. Ce qui nous intéresse, c’est bien la situation actuelle, ce que la nouvelle loi a vraiment changé. Et là, il lâche, tout de go: «Pour les petits commerçants, cela reste extrêmement difficile de s’imposer sur le marché légal. Ils doivent parfois débourser jusqu’à 250000 dollars pour obtenir le permis et les autorisations nécessaires.»
Le «green rush» attendu a bien eu lieu. D’un seul coup, l’Etat le plus peuplé des Etats-Unis est devenu le plus gros marché mondial de l’herbe. Le Cannabis Control Bureau et New Frontier Data évaluent ce marché à environ 5 à 10 milliards de dollars par an. Plus de 2500 permis ont été distribués le premier mois et la liste d’attente est longue. Jerred Kiloh, président de la United Cannabis Business Association, rappelle que l’Etat prélève 15% de taxes sur les recettes brutes, puis environ 10% à la vente. A cela s’ajoutent celles prélevées par les municipalités, qui peuvent monter à 10%. Estimées à 4 milliards de dollars à l’horizon 2021, ces taxes seront affectées à des activités d’utilité publique.
Des milliards de recettes engendrés, des centaines de milliers d’emplois créés, le nombre de consommateurs qui augmente: tout n’est pourtant pas rose dans le domaine de l’or vert. Les lourdeurs administratives et la complexité des procédures pour obtenir le droit de commercialiser du cannabis pénalisent les petits business. Les taxes californiennes sont actuellement si élevées que le marché légal a du mal à concurrencer le marché illicite non taxé, souligne David Abernathy, qui travaille pour ArcView, un groupe d’investisseurs du cannabis. «Au deuxième trimestre, l’Etat de la Californie a perçu environ 74 millions de dollars en recettes fiscales, soit plus que lors du premier trimestre, mais encore un peu moins que ce à quoi ils s’attendaient.»
Le cannabis se consomme souvent chez soi ou dans des dispensaires reconvertis en lounges, à l’image de The Barbary Coast. Des producteurs
s’invitent même à des salons du mariage, pour les adeptes d’unions aux effluves de marijuana. Philip Wolf fait partie de ceux qui en organisent. «Pour moi, c’est un moyen de normaliser socialement l’usage du cannabis», glisse-t-il. Il est lui-même producteur et a géré plusieurs dispensaires. Très actif dans le milieu, il organise aussi des dîners spéciaux, à travers son association Cultivating Spirits. C’est un nouvel effet colatéral de la légalisation: les dîners de gourmets pour élites à base de cannabis se multiplient.
VERS L’ASSOUPLISSEMENT DES RÈGLES
Lui s’en sort, en tablant sur des créneaux peu exploités. Mais des petits acteurs, incapables d’attendre de longs mois en payant dans le vide des loyers exorbitants, risquent de devoir mettre la clé sous la porte. Ou plonger dans le marché noir, celui, légal, du cannabis thérapeutique ayant tendance à se rétrécir. L’expert d’ArcView le confirme: «Bon nombre des règlements qui sont entrés en vigueur en janvier et/ou juillet 2018 ont fait en sorte qu’il soit très difficile pour les petites compagnies de cannabis existantes de demeurer rentables et en conformité. Par conséquent, de nombreuses entreprises ont fermé leurs portes et certaines d’entre elles sont revenues sur le marché illicite. L’Etat travaille constamment à la révision de ces règles, mais il faudra un certain temps avant que nous ayons un système qui puisse fonctionner aussi efficacement que nous le souhaiterions.»
Pionnière, la Californie était le premier Etat à avoir autorisé l’usage thérapeutique du cannabis, en 1996. Mais il n’est que le neuvième à l’avoir fait pour le cannabis récréatif, après le Colorado, l’Etat de Washington, l’Oregon, l’Alaska ou encore le Nevada. David Abernathy donne une explication à ce «retard» californien: «Le programme de cannabis thérapeutique est resté si souple et facile d’accès que cela a fait retomber la pression de légaliser le cannabis à usage récréatif. Presque n’importe quel adulte qui voulait devenir un «patient médical» pouvait facilement parler à un médecin et obtenir une prescription».
Face à la forte demande, plusieurs Etats, à l’image du Nevada, ont décidé d’assouplir leurs règles. La Californie pourrait bien ne pas y échapper.