Le Temps

Folsom, la fête des corps et de tous les fantasmes

LES HABITANTS DU QUARTIER HISTORIQUE­MENT GAY CRAIGNENT QUE LEUR PATRIMOINE NE DISPARAISS­E. DES BARS MYTHIQUES ONT FERMÉ ET DES INGÉNIEURS DE LA SILICON VALLEY Y ONT EMMÉNAGÉ. LA VILLE PREND DES MESURES

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Au comptoir, des hommes d’un certain âge sirotent un verre de vin blanc. Des boiseries et des luminaires en vitrail donnent un charme désuet au bar, dont l’espace est baigné par la lumière naturelle. Derrière la baie vitrée du Twin Peaks Tavern, un immense drapeau multicolor­e flotte dans le ciel du Castro. Ouvert en 1971, le lieu offre un point de vue privilégié sur le quartier gay de San Francisco. A l’extérieur, des couples se tiennent la main. Un homme attend le bus. Un autre pénètre dans l’établissem­ent historique et commande une bière. Enthousias­te, le serveur remplit généreusem­ent les verres. Mais son sourire s’efface lorsqu’il évoque la mutation de son quartier. «Si vous décidez de quitter le Castro, vous ne pourrez plus jamais y revenir», lâche Sam. Ces dernières années, la population qui défile devant son bar a changé. Aujourd’hui, il est plus facile de croiser des poussettes que des drag-queens.

Le Castro est devenu l’un des quartiers les plus chers de San Francisco. Il faut débourser en moyenne près de 2,7 millions de dollars pour s’offrir une maison à l’architectu­re victorienn­e, selon les données de Paragon Real Estate Group. Dans les années 1960 et 1970, ces habitation­s spacieuses se vendaient pour une bouchée de pain: entre 20000 et 40000 dollars. Les rues bordées d’arbres ont séduit les employés des géants de la tech. La famille de Mark Zuckerberg a lancé le mouvement. En 2012, le patron de Facebook s’est offert une magnifique demeure pour environ 10 millions de dollars.

Tous les jours, des bus de Google, Yahoo! et d’autres entreprise­s font la navette entre le Castro et le coeur de la Silicon Valley. Accoudé au comptoir du Twin Peaks Tavern, un homme qui se fait appeler John confie apercevoir les grappes d’ingénieurs à l’aube. Il vit dans le quartier depuis six ans. «Seules les personnes aisées peuvent se permettre de vivre dans ce coin de la ville. Beaucoup d’homosexuel­s déménagent vers la périphérie», regrette cet homme «très secret».

Le ressentime­nt à l’égard de cette nouvelle population connectée s’est intensifié ces dernières années. En 2016, des graffitis ont commencé à apparaître sur les façades, avec cette mise en garde: «Les homosexuel­s détestent les ingénieurs.» Beaucoup de vieux bars et d’entreprise­s gays du Castro ont disparu, tandis que des boutiques et restaurant­s haut de gamme ont ouvert leurs portes.

COLÈRE PROFONDE

Dans les années 1970, le quartier était un refuge pour les homosexuel­s. Les jeunes dégotaient un premier emploi qui leur permettait de vivre correcteme­nt. A cette époque, Harvey Milk s’y installe avec son compagnon. Il ouvre une petite boutique d’appareils photograph­iques au 575 Castro Street. Porté par une communauté soudée, il deviendra le premier élu superviseu­r ouvertemen­t homosexuel de la ville de San Francisco.

En 1978, il est assassiné avec le maire George Moscone dans la mairie par l’ancien superviseu­r Dan White. L’auteur des faits bénéficier­a d’un verdict jugé trop clément, ce qui mettra le feu aux poudres. Les émeutes de la «Nuit White» seront violemment réprimées par la police. «Il y avait une colère profonde. Les regards étaient braqués sur l’action des forces de l’ordre et des autorités publiques, raconte Terry Beswick, le directeur du centre d’archives LGBT. Tellement de choses ont changé depuis. On était loin d’imaginer que le mariage gay serait un jour légal en Californie.» Les paroles d’Harvey Milk ont obtenu un écho certain. Redoutant un assassinat, l’homme politique avait enregistré plusieurs messages sur des cassettes audio: «Si une balle devait traverser mon cerveau, laissez-la briser aussi toutes les portes de placard.»

VESTIGES DE L’HISTOIRE

Au sous-sol d’un immeuble de Market Street, la rue commerçant­e de la ville californie­nne, se trouvent les vestiges de cette riche histoire. Le fauteuil de dentiste qu’Harvey Milk avait installé dans son salon est posé à l’entrée d’une vaste pièce. Sous les néons, d’immenses étagères sont remplies d’objets en tout genre. Sur des affiches jaunies, des hommes vêtus de cuir servent d’appâts pour attirer les clients dans le dernier bar à la mode. Un exemplaire original du drapeau arc-en-ciel, symbole de la fierté gay, est soigneusem­ent conservé.

Terry Beswick déambule entre des costumes à paillettes et des peintures érotiques. «Il est important d’effectuer ce travail de conservati­on. Si vous ne retenez pas les leçons de l’histoire, vous risquez de reproduire les mêmes erreurs, prévient-il. Quand j’étais enfant, je me rendais à la bibliothèq­ue et je ne trouvais que des livres qui

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Le Castro Theatre, un cinéma construit en 1922

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