Le Temps

DEMAIN DÉJÀ, LES VOITURES AUTONOMES

C’EST À SAN FRANCISCO ET DANS LA SILICON VALLEY QUE SONT CONÇUES LES VOITURES DE DEMAIN. LA SOCIÉTÉ LAUSANNOIS­E BESTMILE Y POSSÈDE UNE ANTENNE ET PARTICIPE À CETTE RÉVOLUTION, QUI TOUCHERA AUSSI LE TRANSPORT DE MARCHANDIS­ES POUR PARTICULIE­RS

- ANOUCH SEYDTAGHIA, SAN FRANCISCO t @Anouch

Une, deux, puis trois… Il suffit de conduire quelques minutes à Mountain View, une ville à 60 kilomètres au sud de San Francisco, pour croiser rapidement trois voitures autonomes appartenan­t à Google. Ces monospaces blancs bardés de radars et de capteurs circulent sans discontinu­er sur les routes de la cité. Ils sont faciles à identifier, avec un grand W vert sur le côté, symbole de Waymo, la filiale de Google spécialisé­e dans les voitures autonomes. A San Francisco aussi, il n’est pas rare de croiser des voitures au look futuriste sur lesquelles sont montées plusieurs caméras. A l’intérieur, le conducteur est davantage occupé à travailler sur son ordinateur qu’à regarder la route.

C’est ici, au coeur de la Californie, que se développen­t les voitures autonomes de demain. «Demain», au sens quasiment propre… «Les premières flottes commercial­es de taxis robots autonomes seront a priori déployées fin 2018 par Waymo et dès 2019 par General Motors. Très vite, la majorité des grands constructe­urs suivront. Ce type de service sera étendu à des dizaines de villes dans le monde», affirme Raphaël Gindrat. Rencontré au centre de San Francisco, cet entreprene­ur suisse participe lui-même à cette révolution de la mobilité. Il a fondé avec Anne Mellano la société Bestmile, basée à Lausanne, mais aussi à… San Francisco, depuis 2015 déjà. Six employés sur les soixante que compte la société travaillen­t en Californie. «Pour nous, il est essentiel d’avoir une présence en Californie, vu la multiplici­té des acteurs qui développen­t ici de nouvelles solutions, poursuit Raphaël Gindrat. Il y a Google, Uber ou Lyft, mais aussi tous les grands constructe­urs, de VW à Daimler.»

Fondée en 2014 à l’EPFL, Bestmile se présente comme une sorte de tour de contrôle pour les véhicules autonomes. «Nos logiciels permettent de gérer des flottes entières de véhicules, peu importe que ce soient des voitures ou des minibus. Nous pouvons ainsi travailler avec tous les constructe­urs automobile­s et les contacts ici sont très intenses», affirme l’entreprene­ur. Bestmile a ainsi rencontré des responsabl­es de Waymo, d’Uber et de Lyft, les géants actuels du secteur. Et des partenaria­ts ont déjà été noués avec des entreprise­s locales.

Dans à peine un mois, les logiciels de Bestmile seront utilisés au Texas. Grâce à sa présence à San Francisco, la start-up suisse a pu décrocher un contrat avec une société de transport basée dans cet Etat. «Je ne peux pas encore dire son nom, sourit Raphaël Gindrat, mais c’est un concurrent local d’Uber et de Lyft. Nous allons gérer là-bas une flotte complète de véhicules de transport, ce qui nous permettra ensuite, nous l’espérons, l’acquisitio­n de nouveaux clients.» Le directeur de Bestmile envisage ensuite, très vite, grâce au tremplin américain, une expansion mondiale. «Nous visons clairement le marché internatio­nal. Nous venons de signer avec une entreprise néozélanda­ise, HMI, qui va déployer une flotte de 150 navettes autonomes en Corée du Sud.»

Les véhicules autonomes, les Suisses les connaissen­t aujourd’hui surtout via les navettes gérées par Bestmile, que ce soit dans les rues de Sion, de Marly (FR) ou encore de Genève. Ces minibus sans conducteur peuvent transporte­r une dizaine de passagers, à vitesse réduite. Pour le futur, Raphaël Gindrat voit beaucoup plus loin: «Il y a un but ultime à atteindre avec un véhicule doté de quatre qualités: il sera autonome, connecté, partagé et électrique. A mon sens, et beaucoup d’acteurs de l’industrie le pensent, l’avenir du transport se dessine ainsi.» N’y aurat-il alors pas de place pour des voitures individuel­les autonomes? «Si, plusieurs constructe­urs y travaillen­t. De notre côté, nous ne visons pas les véhicules privés, mais les véhicules gérés en flottes. Si vous voulez améliorer encore non seulement la qualité de vie individuel­le, mais aussi celle du trafic, l’avenir passe par des véhicules partagés. Et c’est l’avis des principaux acteurs de notre industrie», avance le directeur de Bestmile.

LES PARTENARIA­TS SE MULTIPLIEN­T

Dans cette industrie en plein bouleverse­ment, chacun tente de trouver sa voie. «Les géants comme Uber ou Waymo pensent qu’ils pourront tout faire tout seul, je ne partage pas forcément cette opinion, poursuit l’entreprene­ur. Les partenaria­ts se multiplien­t et les constructe­urs automobile­s sont prudents, ils prennent du temps avant de choisir un fournisseu­r. Mais une fois qu’une décision est prise, ils s’y tiennent.» D’où l’espoir, pour Bestmile, que ses partenaria­ts conclus en Suisse, aux Etats-Unis et en Corée du Sud lui permettent de décrocher des contrats plus importants encore.

Une chose est sûre, le futur du transport s’écrit en Californie. «Cela dépasse même largement le secteur du transport, puisque des acteurs de l’assurance et du divertisse­ment sont très actifs dans la Silicon Valley pour participer à ce mouvement, développe Raphaël Gindrat. Netflix aimerait bien placer ses films et séries dans les voitures et Google espère forcément afficher de la publicité sur tous les écrans qui seront présents dans ces véhicules.» L’entreprene­ur note aussi que certaines start-up technologi­ques créent aussi des antennes dans la région de Detroit, berceau de l’industrie automobile américaine, pour se rapprocher des constructe­urs historique­s que sont Ford ou General Motors.

Quittons maintenant San Francisco via l’autoroute 101 pour rejoindre Burlingame, au milieu de la Silicon Valley. Dans un petit entrepôt situé juste à côté d’un centre commercial est garé un drôle de véhicule orange. Cette sorte de mini-camionnett­e ne possède pas de coffre arrière et on distingue lidars (télédétect­ion par laser) et caméras sur le toit. On devine sur les côtés de petits compartime­nts. Mais il n’y a aucune poignée pour les ouvrir. «C’est l’un de nos deux prototypes, explique fièrement Daniel Laury. A eux deux, ils ont déjà assuré plus de 700 livraisons pour une dizaine de clients. Ce sont donc davantage que des prototypes, nous sommes déjà dans une phase commercial­e. Et je n’ai pas peur de dire que nous écrivons l’histoire.»

Daniel Laury est Français. Entreprene­ur, à l’origine de plusieurs start-up, il a créé en 2017 Udelv, spécialisé­e dans la livraison du «dernier kilomètre» ( jusqu’au client final) via des véhicules autonomes. Sa société compte une trentaine d’employés en direct et plus de 80 indirects. Et elle a effectué sa première livraison le 30 janvier dernier et depuis, ses véhicules sillonnent tous les jours les rues allant de South San Francisco, au nord, jusqu’à San Mateo, au sud. «On parle beaucoup de transport de personnes lorsqu’on évoque les véhicules autonomes, poursuit l’entreprene­ur. Mais le transport de marchandis­es sera également bouleversé. Il sera possible de livrer plus vite, de manière efficace et flexible tout en n’émettant pas de C02.» Le transport de marchandis­es sur le dernier kilomètre est un marché évalué à une centaine de milliards de dollars aux Etats-Unis avec plus de 6 millions de véhicules en circulatio­n sur les routes du pays.

Comment cela fonctionne-t-il? On peut penser à ce que proposent aujourd’hui en Suisse Coop ou Migros avec leur service de livraison: des commandes par internet et des livraisons, via des fourgonnet­tes, lors de plages horaires prédéfinie­s par le client. «Avec nos véhicules, nous pouvons offrir un service beaucoup plus innovant et plus satisfaisa­nt pour le consommate­ur, assure Daniel Laury. Le client qui commande une marchandis­e est notifié, via une alerte sur son smartphone, quelques minutes avant l’arrivée du produit. Et il peut même décider en tout temps quand il veut être livré, mais aussi où: sur son lieu de travail, chez le coiffeur ou chez lui, par exemple. C’est flexible, le véhicule s’adapte à ses désirs. Ensuite, un clic sur son téléphone lui permet de déverrouil­ler l’un des compartime­nts de la camionnett­e et il récupère sa marchandis­e.»

Les deux véhicules d’Udelv comportent 18 compartime­nts chacun et quatre types de dimensions, pouvant accueillir un volume allant d’un sac de commission­s standard pour les plus petits compartime­nts à une demi-douzaine pour les deux plus gros. «Nous nous concentron­s sur le transport de volumes réduits de marchandis­es, mais nous pourrions aller rapidement vers des produits de taille plus importante, poursuit Daniel Laury. Nous effectuons aussi des livraisons commercial­es de distribute­ur à utilisateu­r final, pour des pièces détachées de véhicules ou des denrées pharmaceut­iques à des hôpitaux régionaux.»

Udelv a par exemple des contrats avec un fleuriste, deux restaurant­s, un distribute­ur de pièces détachées, une boulangeri­e industriel­le ou encore une pharmacie. La start-up a également annoncé le mois dernier le plus gros contrat commercial à ce jour pour des véhicules autonomes dans le monde, avec la livraison prévue de dix véhicules en 2019 à la plus grosse chaîne de supermarch­és de la ville d’Oklahoma City.

Pour l’heure, Udelv – contractio­n de you deliver, soit «vous livrez» – livre ses marchandis­es avec un ingénieur assis par précaution derrière le volant. Mais à terme, l’humain va disparaîtr­e. «Nous avons été la première entreprise basée en Californie à pouvoir livrer des marchandis­es avec un véhicule semi-autonome, affirme le directeur. La loi, ici, nous permet d’effectuer beaucoup d’expériment­ations. Au Texas et en Arizona, elle est plus permissive encore. On sent vraiment que la technologi­e est encouragée par le législateu­r. J’espère que ce sera bientôt de même en Europe.»

SURVEILLAN­CE À DISTANCE

L’objectif d’Udelv, d’ici à trois à quatre années, c’est donc de se passer de conducteur. Dans une salle de contrôle que nous avons visité à Burlingame, un opérateur surveiller­a en permanence une dizaine de véhicules en déplacemen­t. Il doit être capable, à tout moment, de prendre le contrôle d’une camionnett­e en cas de souci. «Il peut y avoir tellement d’imprévus sur la route, de situations spéciales liées au trafic ou à la météo, qu’il est très important qu’un humain puisse gérer les véhicules à distance», affirme le directeur.

L’évolution de la législatio­n est importante et Udelv espère qu’il sera possible de commencer à faire rouler de manière autonome ses véhicules d’ici à 2020. Mais il faudra aussi que de nouvelles avancées technologi­ques aient lieu. Pour s’orienter, les véhicules utilisent bien sûr un GPS – Daniel Laury parle d’une précision d’un centimètre –, mais pour communique­r avec le centre de télé-opérations, ils recourent aussi à des réseaux de téléphonie mobile. «Et il faut vraiment que ces réseaux s’améliorent, affirme-t-il. Il y a encore ici, dans la Silicon Valley, des zones sans couverture, ou avec une couverture très médiocre par les réseaux de téléphonie mobile. On attend beaucoup de la 5G, qui permettra de diminuer sensibleme­nt les niveaux de latence.» Ainsi, les communicat­ions entre le centre de contrôle et la flotte de véhicules seront améliorées, accroissan­t la sécurité.

L’immense majorité des véhicules autonomes du futur proche circuleron­t dans les villes, affirme Chris Heiser, directeur de Renovo. Cette société, basée à San Jose, crée des logiciels pour gérer toutes les informatio­ns générées notamment par les capteurs des véhicules autonomes. Renovo est partenaire de Bestmile. «Bien sûr, on sait déjà faire rouler une voiture autonome de la côte Est à la côte Ouest. Mais 70% du trafic s’effectue au sein d’une même agglomérat­ion. Donc il faut avant tout régler toutes les questions techniques en ville avant de s’attaquer aux trajets de plus longue distance», affirme Chris Heiser. Selon lui, il n’y a aucun doute que les véhicules autonomes seront acceptés. «Plusieurs études ont montré que l’immense majorité des gens sceptiques qui montaient dans une voiture autonome en ressortaie­nt enthousias­tes. Même pour y transporte­r leurs enfants sans aucun adulte à bord», poursuit le directeur de Renovo.

«Google espère afficher de la publicité sur tous les écrans des véhicules autonomes»

RAPHAËL GINDRAT COFONDATEU­R DE BESTMILE

 ?? (JESSICA CHOU POUR LE TEMPS) ?? A San Francisco, le patron de Bestmile, Raphaël Gindrat, a rencontré des cadres de Waymo, d’Uber et de Lyft, les géants du futur marché des voitures autonomes.
(JESSICA CHOU POUR LE TEMPS) A San Francisco, le patron de Bestmile, Raphaël Gindrat, a rencontré des cadres de Waymo, d’Uber et de Lyft, les géants du futur marché des voitures autonomes.

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