LA GRANDE MANIFESTATION DES FÉTICHISTES DU CUIR
LA FOLSOM STREET FAIR RASSEMBLE CHAQUE ANNÉE DES MILLIERS DE PARTICIPANTS. TOUTES LES ORIENTATIONS SEXUELLES SONT CÉLÉBRÉES DANS UN JOYEUX DÉSORDRE
faire des bébés, et on aura de nouvelles personnes gays dans le quartier», lâche-t-il, avec une pointe d’amertume.
Les habitants historiques pleurent une époque révolue. Celle où un quartier était nécessaire pour vivre son homosexualité à l’abri de la violence et des regards insistants. Celle où des soirées festives étaient organisées dans des sous-sols et jusqu’au lever du jour. Les personnes LGBT ont en grande partie gagné leur combat dans la région. Désormais, elles peuvent se rendre dans un bar de quartier et afficher leur orientation sexuelle.
BULLE PROGRESSISTE
«Les plus jeunes ont le sentiment d’être mieux acceptés par la société, donc ils ne ressentent pas le besoin d’avoir un lieu sûr. C’est une bonne chose, c’est ce que nous voulions», confirme Terry Beswick. L’orientation sexuelle s’affirme également sur les réseaux sociaux. Les applications de rencontre ont changé la donne. Quelques messages suffisent à obtenir un rendez-vous galant, et peu importe la distance.
Mais toutes ces avancées sont fragiles. San Francisco est une bulle progressiste dans une Amérique gouvernée par le très conservateur
Un masque vénitien couvre son visage. Soudain, son sourire se fige. Les lanières en cuir d’un fouet viennent de s’écraser contre sa peau nue. Un cri lui échappe, un cri de satisfaction. Une fois délivrée, la femme se précipite vers son bourreau pour l’embrasser. «Son corps est rouge. Elle doit le faire souvent», s’étonne une touriste française. Tout le monde s’accorde à le dire: la Folsom Street Fair est une institution locale. La première édition s’est tenue en 1984.
Depuis, l’événement rassemble toujours plus de fétichistes du cuir le dernier dimanche de septembre à San Francisco. Ils déambulent entre les stands installés au milieu de la rue, assistent à des performances osées et exhibent leurs tenues excentriques. Le maître mot: liberté.
A l’entrée, les participants abandonnent leurs préjugés. Ils se libèrent de leur statut social et s’amusent à transgresser les règles. «C’est assurément le plus grand festival fétichiste du monde, affirme Tobi, une ancienne membre de l’organisation. Vous n’êtes pas obligé d’être vousmême. Peut-être que vous êtes un avocat et qu’aujourd’hui vous êtes un petit chiot.» Un petit chiot? Sous une tente blanche, des participants suivent un atelier d’un genre particulier: ils se promènent à quatre pattes sur des tapis en mousse, avec un masque de chien en cuir sur le visage.
Ecouteurs sur les oreilles et bretelles en cuir rouge, Diana se balade au milieu des corps qui s’effleurent. «J’adore ce festival. Il y a un côté ringard qui me rend heureuse pour le reste de l’année», sourit cette employée d’une start-up de la région. Perché sur un toit, un couple observe la foule de plus de 250000 personnes. L’oeil ne sait plus où se poser tellement la rue regorge de fantaisies. Le temps d’un après-midi, toutes les orientations sexuelles sont célébrées.
La Folsom Street Fair prend racine dans la culture gay de San Francisco. Après la Seconde Guerre mondiale, de petits groupes d’hommes commencent à rejeter les préjugés qui collent à l’homosexualité, comme les manières efféminées. Ils cultivent une élégance virile et explorent des expériences érotiques. Ils s’essaient à la servitude et au sadomasochisme à l’abri des regards.
Au milieu des années 1960, ce mouvement donne naissance à une nouvelle scène de la vie nocturne. Elle émerge dans l’ancienne zone industrielle de South of Market avant de s’étendre à Folsom Street, où des bars et saunas ouvrent leurs portes. Fe-Be’s est le premier établissement à s’installer Donald Trump. Depuis son élection, une longue série d’attaques ont remis en cause les droits des personnes LGBT. Dernière en date: la fin des visas pour les époux et épouses des diplomates LGBT basés aux Etats-Unis. «Même s’il est difficile de revenir en arrière dans notre pays, les choses peuvent tout de même rapidement changer, confie Terry Beswick. La menace est toujours présente.» Selon lui, le poids politique de la communauté gay a faibli au niveau local, mais s’est renforcé à l’échelle fédérale. Un moyen de résister aux assauts de l’administration républicaine.
Au Twin Peaks Tavern, John vient de commander un deuxième verre de vin blanc. Il trinque avec ses amis, et affiche une grande sérénité: «La présence de Donald Trump ne m’inquiète pas vraiment.» Compte-t-il rester au Castro? Rien n’est moins sûr. Une fois à la retraite, il pense s’installer en Arizona. Ou bien en Floride. Il est un homme libre. John ne veut pas se marier et n’est pas rattaché à un parti politique, confie-t-il entre deux éclats de rire. Dehors, une citation d’Harvey Milk est fixée sur la façade d’un bâtiment: «Hope will never be silent.» dans la fameuse rue en 1966. Pour décorer le lieu, l’artiste Mike Caffee détourne la statue de Michel-Ange. David porte un blouson en cuir et des bottes de motard. L’oeuvre devient un symbole du mouvement.
Dans la foule compacte, des hommes se baladent le torse bombé, un harnais en cuir plaqué contre la poitrine. Un couple s’embrasse langoureusement, un verre de bière à la main. «Cet événement est très ouvert et très amical. Ici, personne ne vous juge, ce qui est rare de nos jours», confie Ariel, un touriste londonien.
«NON, C’EST NON»
Devin est posté à un carrefour, une couronne de cuir noir sur la tête. Le jeune homme est dithyrambique: «C’est un espace où chacun peut s’exprimer librement et sans jugement. L’atmosphère est très positive.» Pour préserver cette ambiance déjantée et respectueuse, les organisateurs font de la prévention. Des bénévoles patrouillent discrètement et, nouveauté de l’édition 2018, un stand est dédié à la notion de consentement. «Non, c’est non», peut-on lire sur une brochure.
L’année dernière, un homme a été arrêté après une agression. «Des participants se plaignaient d’avoir été touchés sans leur consentement», explique le directeur de l’événement Patrick Finger au San Francisco Chronicle. Cet acte isolé a renforcé la vigilance de l’organisation. Le message est simple: l’exposition du corps nu ne signifie pas que la personne est à disposition. Cela vaut aussi pour les photographies. Dans la cohue, la tentation est grande pour les curieux d’immortaliser des scènes originales. Ils doivent désormais demander l’autorisation aux principaux concernés. Un cadre léger pour que chacun puisse s’amuser librement et garder l’esprit ouvert.
Depuis l’élection de Donald Trump, une longue série d’attaques ont remis en cause les droits des personnes LGBT