LES COURSIERS À VÉLO ONT AUSSI LEUR UBER
LA MULTIPLICATION DES APPLICATIONS DE SERVICE DE LIVRAISON A PERMIS À CERTAINS DE TROUVER DU TRAVAIL. MAIS LA TECHNOLOGIE NOIE L’ESPRIT COMMUNAUTAIRE DES FAMEUX «BICYCLE MESSENGERS» DE SAN FRANCISCO
Il nous a donné rendez-vous dans la rue la plus lugubre de San Francisco. Sur les trottoirs de la Golden Gate Street, Cody arrive en poussant son vélo. T-shirt noir, pantalon de docker, chaussures en cuir montantes. Si l'on omet ses sacs volumineux, il n'a en aucun cas l'allure d'un coursier à vélo.
Son outil de travail, type cruiser, semble sortir d'un magasin d'antiquités. Le cadre noir en acier dessine des formes harmonieuses, mais n'a rien d'un vélo de course. Selle confortable, corbeille à l'avant, même une béquille pour l'appuyer. Cody a installé le guidon de manière à ce que les poignées pointent vers le ciel. «Ça me donne la sensation de piloter un camion», sourit-il.
AMIE FIDÈLE
Sa bécane, il l'a baptisée Sheila. Tous deux forment un couple fidèle depuis qu'il l'a reçue pour son anniversaire à 18 ans, deux ans avant que sa mère ne décède. Un choc. Il perd son domicile, et devient SDF. Cody fume, boit, touche à tout et dort sur les trottoirs. Mais jamais il ne se sépare de Sheila, quitte à renoncer aux abris où il avait trop de chance de se la faire dérober. Il a bien fait. Car c'est grâce à elle qu'il est sorti de la rue. «J'ai vite appris que des boîtes comme McDonald's n'engagent pas les SDF. J'ai donc cherché des entreprises qui acceptent d'exploiter des gens en leur faisant faire un travail de merde.»
Parmi ces boîtes, certaines sont spécialisées dans la livraison. Special T Delivery, une entreprise présente dans la baie depuis 1974, l'engage sans sourciller. Avec l'argent qu'il gagne, il se procure un smartphone. C'est à partir de là qu'il devient indépendant. Il s'inscrit sur différentes applications qui, telle Uber, mettent en lien direct clients et fournisseurs. Caviar, Doordash, Postmates, Candlestick affichent toutes dès lors leur logo sur son petit écran. «Selon les courses, mon salaire varie entre 20 et 30 dollars de l'heure», précise-t-il.
Il y a eu le fax dans les années 1980, les e-mails dans les années 2000. Avec l'apparition du monde digital et la progressive disparition du papier, la profession a dû se renouveler. L'arrivée de coursiers à vélo indépendants a été un nouveau bouleversement dans la communauté des messagers.
Les coursiers sur application livrent essentiellement de la nourriture. «Certains considèrent que livrer des plats préparés à bicyclette s'apparente plus à un travail de serveur à vélo. Ce qu'ils oublient, c'est qu'avec la nourriture, les clients donnent des pourboires. Ce qui n'est pas le cas lors de livraisons traditionnelles.» Cody est pragmatique. La rue lui a appris à s'adapter. «J'en ai rien à faire de l'opinion de ces gars qui roulent sur des vélos à 2000 dollars. Ces applications m'ont aidé à sortir de la rue. Alors que les services sociaux n'ont rien fait pour moi», s'exclame Cody.
Aujourd'hui, c'est son anniversaire. Pour ses 28 ans, il a choisi un mexican coke: un coca-cola servi dans une bouteille en verre. Lentement, il la sirote le dos appuyé au mur du restaurant. «Grâce à ce boulot, je peux payer mes études.» Il veut devenir avocat, mais pense devoir encore rouler pendant six ans pour arriver à ses fins. Il a glissé son sac dans le panier en plastique installé sur son guidon et s'en va sur Market Street.
UN CARRÉ DE 7 MILES SUR 7
Market Street, c'est la rue principale de San Francisco. Comme si toute la ville s'étendait à partir d'elle, c'est une entaille en diagonale qui scinde en deux un quadrillage de rues parfaitement perpendiculaires. S'éloigner de cette artère s'apparente à prendre un bol d'air. Au sud, avant les collines, se déroule le quartier de Mission: un territoire plat où la diversité de San Francisco éclate au grand jour sous la menace de la gentrification. Au nord, comme par frilosité, la topographie se tortille avant de se jeter dans les eaux froides du Pacifique.
«Ce n'est qu'un carré de 7 miles sur 7. Mais c'est là-dessus que tout se joue.» C'est Taylor qui parle. Cheveux au vent, il est entré à grand fracas dans un café de Valencia Street. Coursier depuis deux ans, il a été élu à la tête de l'Association des coursiers à vélo de San Francisco (SFBMA). Il est passionné. «Etre coursier, c'est tisser des liens au sein de la société. Au-delà de livrer des colis d'un point A à un point B, nous sommes des messagers entre des mondes qui ne se côtoient pas», lance-t-il. «On maintient la société ensemble. C'est important au vu des polarisations qui s'accentuent.»
Il est toutefois conscient que son métier est peu reconnu et il tente, à travers son association, de le rendre plus visible. Mais les conflits au sein de la communauté ne jouent pas en sa faveur. Il cherche donc à apaiser les tensions au sein de sa profession. «Mon association prend en compte toutes les personnes qui travaillent avec un vélo.»
Forte de quelque 200 membres, sa fonction principale est de maintenir le Broken Bones Fund. Un fonds qui permet aux coursiers défavorisés d'avoir accès à des soins ad hoc en cas d'accident. «Les indépendants qui travaillent avec les applications n'ont souvent pas d'assurance. Certaines entreprises ne fournissent pas non plus de soutien social à leurs coursiers. Nous tentons d'être là pour eux», explique le président.
PAUSE SUR MARKET STREET
San Francisco est considérée comme l'un des berceaux du métier de coursier à vélo. Officiellement, on estime que les premiers messagers ont commencé à sillonner ses pentes en 1894, lorsqu'une grève des chemins de fer a interrompu la livraison du courrier dans la région de la baie. Mais il a fallu attendre les années 90 pour que la profession atteigne son climax. «A cette époque, nous étions plus de 500. Nous formions une vraie communauté. Nous avions un esprit libre, nous faisions la fête», se souvient Mike Rabdau, l'un des trois directeurs de l'entreprise Godspeed, une entreprise réputée pour l'excellente performance de ses coursiers. «Aujourd'hui, la communauté s'est noyée entre les différentes fonctions de la profession. Je ne sais même pas combien on est ni combien d'entreprises de coursiers il y a à bouche de métro Montgomery que les coursiers ont l'habitude de se réunir. Là, à l'ombre des gratte-ciel du quartier financier, baignés dans la rumeur de la ville, assourdis par le boucan de la route, une vingtaine de coursiers à vélo de San Francisco prennent l'air. Couchés sur le bitume comme s'ils profitaient d'un pique-nique dominical dans une prairie en fleurs, ils vaquent à leurs occupations récréatives. Rire, manger, boire, fumer un joint.
A priori, ce lieu n'a rien d'engageant, mais les coursiers à vélo se le sont approprié. Au fil des années, c'est devenu leur quartier général. Une fois leur devoir accompli, ils viennent reposer leurs jambes et leur monture. Traîner un instant sur ce morceau de trottoir, c'est une manière de consolider leur communauté. Julian a déjà mangé dix bananes et une demi-douzaine de tartines de beurre de cacahuète. Il entame une barre énergétique.
A ses côtés, Steven, un coursier retraité qui travaille maintenant chez Starbucks. Sa voix est voilée par les bouffées de fumée. Il tousse à intervalles réguliers. «Depuis le 11-Septembre, le boulot a changé. Toute cette sécurité nous a fait perdre beaucoup de temps. Avant, nous étions des messagers, nous allions n'importe où. Avec les talkies-walkies, nous entendions tout ce que les autres faisaient. Tout le temps, nous étions ensemble. Regardez-les maintenant, ils sont dépendants de leur smartphone et ils passent la journée seuls.»
PATRICK CHAPPATTE: C’est-à-dire? Aza Raskin:
L’homme est juste un animal: nous avons des limites à notre corps, tout comme nous avons un ensemble de limites à notre esprit. On ne peut pas courir aussi vite ou sauter aussi haut qu’on le voudrait, on ne supporte pas un certain niveau de pression. Imaginez un logiciel vieux de 10 000 ans qui n’aurait jamais reçu de mise à jour de sécurité: c’est l’esprit humain d’aujourd’hui. La technologie a dépassé nos capacités?
Oui. Nous avons atteint ce point maintenant. Avec la technologie, nous sommes comme dans une relation de couple abusive, elle nous manipule. D’un côté, l’industrie utilise une centaine d’ingénieurs derrière chaque écran avec des super-calculateurs pour essayer de rendre cette chose aussi addictive que possible. Et d’un autre côté, on vous culpabilise si vous l’utilisez trop. L’élection de Trump, ça a été une secousse dans la Silicon Valley? Que des relations publiques! Les plateformes ne veulent pas reconnaître leur responsabilité. Pourtant, environ deux tiers des Américains s’informent via les médias sociaux. Sur YouTube, 70% des vues proviennent de leur moteur de recommandation. Le New York Times a même appelé ce réseau «le grand radicalisateur» de notre temps. Nous travaillons avec des gouvernements, en Europe et aux USA, pour modifier la règle qui déresponsabilise les plateformes visà-vis du contenu que les utilisateurs affichent. La liberté d’expression, ce n’est pas la liberté d’intrusion. Nous voulons rendre les entreprises légalement responsables du contenu qu’elles diffusent. Mark Zuckerberg a commencé à parler de réglementation…
Ce qu’ils ne sont pas prêts à admettre, c’est la mise en cause de leur modèle d’affaires. Facebook fait 40 milliards de dollars par an en perfectionnant l’art influencer les gens. OK, ils ne vendent pas vos données, mais ils les exploitent pour vendre au plus offrant la possibilité de vous influencer. Les outils qu’ils ont construits sont devenus des armes contre nous. Maintenant, ils essaient de réparer certains dégâts, mais ne règlent pas le problème principal. Posez-leur la question: «Voulez-vous donner ces outils à vos propres enfants?» Mark Zuckerberg, Larry Page, Steve Jobs, tous ces gens limitent l’accès à la technologie à leurs enfants. Cette technologie qu’ils ont pourtant construite! C’est vrai, ça? Ce n’est pas un cliché?
Oh non. Je connais cela de l’intérieur, parce que mon père était le gars qui a conçu le Macintosh. J’ai donc grandi avec beaucoup d’autres enfants de la Silicon Valley. Il vous donnait quelles règles, votre père?
Pour lui, la technologie devait permettre la créativité humaine. Etre une bicyclette pour l’esprit. Pas ces choses tout droit sorties d’un récit d’Aldous Huxley. Est-ce qu’on programme des applications ou est-ce qu’on programme des gens? Le smartphone tout le temps dans notre poche, c’est le début des ennuis?
Oui, ces objets sont en contact permanent avec notre corps. La plupart des jeunes ressentent de temps en temps des «bourdonnements fantômes», quand vous croyez que votre téléphone vibre alors que ce n’est pas le cas. Ces appareils modifient notre physiologie. Tu sais que tu es addict quand tu relèves ta messagerie avant de pisser le matin, ou même pendant. Ce contact permanent a créé une prise directe dans nos cerveaux, par laquelle s’engouffrent toutes ces données. Alors, l’iPhone, c’était la mauvaise idée de Steve Jobs?
Ça, mais surtout les modèles d’affaires basés sur l’engagement. Notre attention, c’est la ressource la plus précieuse du monde. Toutes les grandes compagnies comme Google, Facebook et Apple apprennent à exploiter l’humain comme ressource et elles sont florissantes. Risque-t-on de nous détruire nousmêmes?
C’est possible. Les ordinateurs sont devenus meilleurs que les humains pour lire les micro-expressions et le micro-ciblage permet de vous faire croire n’importe quoi. Le nouvel iPhone lit votre visage en 3D et en temps réel. Bientôt, Netflix pourrait connaître la seconde exacte où vous commencez à vous ennuyer… pour changer de vidéo! Appliquez cela à toute une société. On pourrait cibler l’annonce politique parfaite, parce qu’on décèle exactement vos émotions, quand vous êtes heureux ou triste. On pourra générer une publicité qui utilise un visage auquel vous faites irrésistiblement confiance. Y a-t-il un moyen d’éviter cette manipulation parfaite?
La démocratie libérale occidentale est basée sur l’idée que nous prenons des décisions souveraines basées sur notre propre expérience vécue; nous savons que ce n’est plus vrai. Il faut considérer l’être humain comme vulnérable. La technologie devrait se montrer protectrice de nos vulnérabilités, sensible à nos faiblesses, et développer le meilleur en nous. Aucune de ces entreprises ne le fait. Il faut un nouvel humanisme?
Quelque chose comme ça. Un nouveau domaine du design ou de la technologie. Regardez la voix basée sur l’intelligence artificielle de Google, qui ressemble à un humain. Imaginez toutes les façons dont on va en abuser. Pour la prochaine campagne politique, disons en 2020, ils feront tourner un centre d’appels entièrement virtuel, l’équivalent de 100 000 personnes, qui testeront tous les différents scénarios. Vous allez recevoir un appel, une voix qui ressemblera à celle de votre père, qui vous lira un pitch parfait écrit pour vous seul. L’influence sera totale. C’est terrifiant. Il n’y a pas un petit paradoxe? Les pionniers de l’informatique voulaient donner «le pouvoir au peuple». Les médias sociaux accomplissent cela, finalement, non?
Ce ne sont pas des espaces où nous pouvons nous exprimer pour notre propre bien. Les plateformes ne sont ni intrinsèquement bonnes ni mauvaises, mais elles ne sont pas neutres. Elles dévient le flux du comportement humain d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce que cela a changé? Il y a vingt ans, être célèbre ne figurait pas dans le top 10 des choses que les gens souhaitaient. Aujourd’hui, c’est le numéro deux. Concrètement, comment changer les choses?
Presque tout le monde dans la Silicon Valley a entendu parler du Center for Humane Technology. On est invités par les employés de ces grandes boîtes, leur accueil est incroyable. Les employés de la tech, les ingénieurs veulent avoir le sentiment de faire le bien pour le monde. Ils sont, je pense, le moyen le plus rapide de changer la Silicon Valley.