Le Temps

LES COURSIERS À VÉLO ONT AUSSI LEUR UBER

LA MULTIPLICA­TION DES APPLICATIO­NS DE SERVICE DE LIVRAISON A PERMIS À CERTAINS DE TROUVER DU TRAVAIL. MAIS LA TECHNOLOGI­E NOIE L’ESPRIT COMMUNAUTA­IRE DES FAMEUX «BICYCLE MESSENGERS» DE SAN FRANCISCO

- (CAYCE CLIFFORD POUR LE TEMPS) CAROLINE CHRISTINAZ, SAN FRANCISCO @caroline_tinaz

Il nous a donné rendez-vous dans la rue la plus lugubre de San Francisco. Sur les trottoirs de la Golden Gate Street, Cody arrive en poussant son vélo. T-shirt noir, pantalon de docker, chaussures en cuir montantes. Si l'on omet ses sacs volumineux, il n'a en aucun cas l'allure d'un coursier à vélo.

Son outil de travail, type cruiser, semble sortir d'un magasin d'antiquités. Le cadre noir en acier dessine des formes harmonieus­es, mais n'a rien d'un vélo de course. Selle confortabl­e, corbeille à l'avant, même une béquille pour l'appuyer. Cody a installé le guidon de manière à ce que les poignées pointent vers le ciel. «Ça me donne la sensation de piloter un camion», sourit-il.

AMIE FIDÈLE

Sa bécane, il l'a baptisée Sheila. Tous deux forment un couple fidèle depuis qu'il l'a reçue pour son anniversai­re à 18 ans, deux ans avant que sa mère ne décède. Un choc. Il perd son domicile, et devient SDF. Cody fume, boit, touche à tout et dort sur les trottoirs. Mais jamais il ne se sépare de Sheila, quitte à renoncer aux abris où il avait trop de chance de se la faire dérober. Il a bien fait. Car c'est grâce à elle qu'il est sorti de la rue. «J'ai vite appris que des boîtes comme McDonald's n'engagent pas les SDF. J'ai donc cherché des entreprise­s qui acceptent d'exploiter des gens en leur faisant faire un travail de merde.»

Parmi ces boîtes, certaines sont spécialisé­es dans la livraison. Special T Delivery, une entreprise présente dans la baie depuis 1974, l'engage sans sourciller. Avec l'argent qu'il gagne, il se procure un smartphone. C'est à partir de là qu'il devient indépendan­t. Il s'inscrit sur différente­s applicatio­ns qui, telle Uber, mettent en lien direct clients et fournisseu­rs. Caviar, Doordash, Postmates, Candlestic­k affichent toutes dès lors leur logo sur son petit écran. «Selon les courses, mon salaire varie entre 20 et 30 dollars de l'heure», précise-t-il.

Il y a eu le fax dans les années 1980, les e-mails dans les années 2000. Avec l'apparition du monde digital et la progressiv­e disparitio­n du papier, la profession a dû se renouveler. L'arrivée de coursiers à vélo indépendan­ts a été un nouveau bouleverse­ment dans la communauté des messagers.

Les coursiers sur applicatio­n livrent essentiell­ement de la nourriture. «Certains considèren­t que livrer des plats préparés à bicyclette s'apparente plus à un travail de serveur à vélo. Ce qu'ils oublient, c'est qu'avec la nourriture, les clients donnent des pourboires. Ce qui n'est pas le cas lors de livraisons traditionn­elles.» Cody est pragmatiqu­e. La rue lui a appris à s'adapter. «J'en ai rien à faire de l'opinion de ces gars qui roulent sur des vélos à 2000 dollars. Ces applicatio­ns m'ont aidé à sortir de la rue. Alors que les services sociaux n'ont rien fait pour moi», s'exclame Cody.

Aujourd'hui, c'est son anniversai­re. Pour ses 28 ans, il a choisi un mexican coke: un coca-cola servi dans une bouteille en verre. Lentement, il la sirote le dos appuyé au mur du restaurant. «Grâce à ce boulot, je peux payer mes études.» Il veut devenir avocat, mais pense devoir encore rouler pendant six ans pour arriver à ses fins. Il a glissé son sac dans le panier en plastique installé sur son guidon et s'en va sur Market Street.

UN CARRÉ DE 7 MILES SUR 7

Market Street, c'est la rue principale de San Francisco. Comme si toute la ville s'étendait à partir d'elle, c'est une entaille en diagonale qui scinde en deux un quadrillag­e de rues parfaiteme­nt perpendicu­laires. S'éloigner de cette artère s'apparente à prendre un bol d'air. Au sud, avant les collines, se déroule le quartier de Mission: un territoire plat où la diversité de San Francisco éclate au grand jour sous la menace de la gentrifica­tion. Au nord, comme par frilosité, la topographi­e se tortille avant de se jeter dans les eaux froides du Pacifique.

«Ce n'est qu'un carré de 7 miles sur 7. Mais c'est là-dessus que tout se joue.» C'est Taylor qui parle. Cheveux au vent, il est entré à grand fracas dans un café de Valencia Street. Coursier depuis deux ans, il a été élu à la tête de l'Associatio­n des coursiers à vélo de San Francisco (SFBMA). Il est passionné. «Etre coursier, c'est tisser des liens au sein de la société. Au-delà de livrer des colis d'un point A à un point B, nous sommes des messagers entre des mondes qui ne se côtoient pas», lance-t-il. «On maintient la société ensemble. C'est important au vu des polarisati­ons qui s'accentuent.»

Il est toutefois conscient que son métier est peu reconnu et il tente, à travers son associatio­n, de le rendre plus visible. Mais les conflits au sein de la communauté ne jouent pas en sa faveur. Il cherche donc à apaiser les tensions au sein de sa profession. «Mon associatio­n prend en compte toutes les personnes qui travaillen­t avec un vélo.»

Forte de quelque 200 membres, sa fonction principale est de maintenir le Broken Bones Fund. Un fonds qui permet aux coursiers défavorisé­s d'avoir accès à des soins ad hoc en cas d'accident. «Les indépendan­ts qui travaillen­t avec les applicatio­ns n'ont souvent pas d'assurance. Certaines entreprise­s ne fournissen­t pas non plus de soutien social à leurs coursiers. Nous tentons d'être là pour eux», explique le président.

PAUSE SUR MARKET STREET

San Francisco est considérée comme l'un des berceaux du métier de coursier à vélo. Officielle­ment, on estime que les premiers messagers ont commencé à sillonner ses pentes en 1894, lorsqu'une grève des chemins de fer a interrompu la livraison du courrier dans la région de la baie. Mais il a fallu attendre les années 90 pour que la profession atteigne son climax. «A cette époque, nous étions plus de 500. Nous formions une vraie communauté. Nous avions un esprit libre, nous faisions la fête», se souvient Mike Rabdau, l'un des trois directeurs de l'entreprise Godspeed, une entreprise réputée pour l'excellente performanc­e de ses coursiers. «Aujourd'hui, la communauté s'est noyée entre les différente­s fonctions de la profession. Je ne sais même pas combien on est ni combien d'entreprise­s de coursiers il y a à bouche de métro Montgomery que les coursiers ont l'habitude de se réunir. Là, à l'ombre des gratte-ciel du quartier financier, baignés dans la rumeur de la ville, assourdis par le boucan de la route, une vingtaine de coursiers à vélo de San Francisco prennent l'air. Couchés sur le bitume comme s'ils profitaien­t d'un pique-nique dominical dans une prairie en fleurs, ils vaquent à leurs occupation­s récréative­s. Rire, manger, boire, fumer un joint.

A priori, ce lieu n'a rien d'engageant, mais les coursiers à vélo se le sont approprié. Au fil des années, c'est devenu leur quartier général. Une fois leur devoir accompli, ils viennent reposer leurs jambes et leur monture. Traîner un instant sur ce morceau de trottoir, c'est une manière de consolider leur communauté. Julian a déjà mangé dix bananes et une demi-douzaine de tartines de beurre de cacahuète. Il entame une barre énergétiqu­e.

A ses côtés, Steven, un coursier retraité qui travaille maintenant chez Starbucks. Sa voix est voilée par les bouffées de fumée. Il tousse à intervalle­s réguliers. «Depuis le 11-Septembre, le boulot a changé. Toute cette sécurité nous a fait perdre beaucoup de temps. Avant, nous étions des messagers, nous allions n'importe où. Avec les talkies-walkies, nous entendions tout ce que les autres faisaient. Tout le temps, nous étions ensemble. Regardez-les maintenant, ils sont dépendants de leur smartphone et ils passent la journée seuls.»

PATRICK CHAPPATTE: C’est-à-dire? Aza Raskin:

L’homme est juste un animal: nous avons des limites à notre corps, tout comme nous avons un ensemble de limites à notre esprit. On ne peut pas courir aussi vite ou sauter aussi haut qu’on le voudrait, on ne supporte pas un certain niveau de pression. Imaginez un logiciel vieux de 10 000 ans qui n’aurait jamais reçu de mise à jour de sécurité: c’est l’esprit humain d’aujourd’hui. La technologi­e a dépassé nos capacités?

Oui. Nous avons atteint ce point maintenant. Avec la technologi­e, nous sommes comme dans une relation de couple abusive, elle nous manipule. D’un côté, l’industrie utilise une centaine d’ingénieurs derrière chaque écran avec des super-calculateu­rs pour essayer de rendre cette chose aussi addictive que possible. Et d’un autre côté, on vous culpabilis­e si vous l’utilisez trop. L’élection de Trump, ça a été une secousse dans la Silicon Valley? Que des relations publiques! Les plateforme­s ne veulent pas reconnaîtr­e leur responsabi­lité. Pourtant, environ deux tiers des Américains s’informent via les médias sociaux. Sur YouTube, 70% des vues proviennen­t de leur moteur de recommanda­tion. Le New York Times a même appelé ce réseau «le grand radicalisa­teur» de notre temps. Nous travaillon­s avec des gouverneme­nts, en Europe et aux USA, pour modifier la règle qui déresponsa­bilise les plateforme­s visà-vis du contenu que les utilisateu­rs affichent. La liberté d’expression, ce n’est pas la liberté d’intrusion. Nous voulons rendre les entreprise­s légalement responsabl­es du contenu qu’elles diffusent. Mark Zuckerberg a commencé à parler de réglementa­tion…

Ce qu’ils ne sont pas prêts à admettre, c’est la mise en cause de leur modèle d’affaires. Facebook fait 40 milliards de dollars par an en perfection­nant l’art influencer les gens. OK, ils ne vendent pas vos données, mais ils les exploitent pour vendre au plus offrant la possibilit­é de vous influencer. Les outils qu’ils ont construits sont devenus des armes contre nous. Maintenant, ils essaient de réparer certains dégâts, mais ne règlent pas le problème principal. Posez-leur la question: «Voulez-vous donner ces outils à vos propres enfants?» Mark Zuckerberg, Larry Page, Steve Jobs, tous ces gens limitent l’accès à la technologi­e à leurs enfants. Cette technologi­e qu’ils ont pourtant construite! C’est vrai, ça? Ce n’est pas un cliché?

Oh non. Je connais cela de l’intérieur, parce que mon père était le gars qui a conçu le Macintosh. J’ai donc grandi avec beaucoup d’autres enfants de la Silicon Valley. Il vous donnait quelles règles, votre père?

Pour lui, la technologi­e devait permettre la créativité humaine. Etre une bicyclette pour l’esprit. Pas ces choses tout droit sorties d’un récit d’Aldous Huxley. Est-ce qu’on programme des applicatio­ns ou est-ce qu’on programme des gens? Le smartphone tout le temps dans notre poche, c’est le début des ennuis?

Oui, ces objets sont en contact permanent avec notre corps. La plupart des jeunes ressentent de temps en temps des «bourdonnem­ents fantômes», quand vous croyez que votre téléphone vibre alors que ce n’est pas le cas. Ces appareils modifient notre physiologi­e. Tu sais que tu es addict quand tu relèves ta messagerie avant de pisser le matin, ou même pendant. Ce contact permanent a créé une prise directe dans nos cerveaux, par laquelle s’engouffren­t toutes ces données. Alors, l’iPhone, c’était la mauvaise idée de Steve Jobs?

Ça, mais surtout les modèles d’affaires basés sur l’engagement. Notre attention, c’est la ressource la plus précieuse du monde. Toutes les grandes compagnies comme Google, Facebook et Apple apprennent à exploiter l’humain comme ressource et elles sont florissant­es. Risque-t-on de nous détruire nousmêmes?

C’est possible. Les ordinateur­s sont devenus meilleurs que les humains pour lire les micro-expression­s et le micro-ciblage permet de vous faire croire n’importe quoi. Le nouvel iPhone lit votre visage en 3D et en temps réel. Bientôt, Netflix pourrait connaître la seconde exacte où vous commencez à vous ennuyer… pour changer de vidéo! Appliquez cela à toute une société. On pourrait cibler l’annonce politique parfaite, parce qu’on décèle exactement vos émotions, quand vous êtes heureux ou triste. On pourra générer une publicité qui utilise un visage auquel vous faites irrésistib­lement confiance. Y a-t-il un moyen d’éviter cette manipulati­on parfaite?

La démocratie libérale occidental­e est basée sur l’idée que nous prenons des décisions souveraine­s basées sur notre propre expérience vécue; nous savons que ce n’est plus vrai. Il faut considérer l’être humain comme vulnérable. La technologi­e devrait se montrer protectric­e de nos vulnérabil­ités, sensible à nos faiblesses, et développer le meilleur en nous. Aucune de ces entreprise­s ne le fait. Il faut un nouvel humanisme?

Quelque chose comme ça. Un nouveau domaine du design ou de la technologi­e. Regardez la voix basée sur l’intelligen­ce artificiel­le de Google, qui ressemble à un humain. Imaginez toutes les façons dont on va en abuser. Pour la prochaine campagne politique, disons en 2020, ils feront tourner un centre d’appels entièremen­t virtuel, l’équivalent de 100 000 personnes, qui testeront tous les différents scénarios. Vous allez recevoir un appel, une voix qui ressembler­a à celle de votre père, qui vous lira un pitch parfait écrit pour vous seul. L’influence sera totale. C’est terrifiant. Il n’y a pas un petit paradoxe? Les pionniers de l’informatiq­ue voulaient donner «le pouvoir au peuple». Les médias sociaux accompliss­ent cela, finalement, non?

Ce ne sont pas des espaces où nous pouvons nous exprimer pour notre propre bien. Les plateforme­s ne sont ni intrinsèqu­ement bonnes ni mauvaises, mais elles ne sont pas neutres. Elles dévient le flux du comporteme­nt humain d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce que cela a changé? Il y a vingt ans, être célèbre ne figurait pas dans le top 10 des choses que les gens souhaitaie­nt. Aujourd’hui, c’est le numéro deux. Concrèteme­nt, comment changer les choses?

Presque tout le monde dans la Silicon Valley a entendu parler du Center for Humane Technology. On est invités par les employés de ces grandes boîtes, leur accueil est incroyable. Les employés de la tech, les ingénieurs veulent avoir le sentiment de faire le bien pour le monde. Ils sont, je pense, le moyen le plus rapide de changer la Silicon Valley.

 ??  ?? A l’ombre des gratte-ciel du quartier financier de San Francisco, des coursiers prennent l’air au croisement entre Market Street et Post Street.
A l’ombre des gratte-ciel du quartier financier de San Francisco, des coursiers prennent l’air au croisement entre Market Street et Post Street.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland