Le Temps

LA SILICON VALLEY EN QUÊTE D’ÉTHIQUE

EN APPARENCE, LES CONSIDÉRAT­IONS MORALES N’HABITENT PLUS LES GÉANTS DE LA TECHNOLOGI­E, AUTOUR DESQUELLES LES SCANDALES SE MULTIPLIEN­T. MAIS LEURS EMPLOYÉS, DEVENUS PLUS PUISSANTS, COMMENCENT À SE REBELLER CONTRE CERTAINES PRATIQUES

- ANOUCH SEYDTAGHIA, SAN FRANCISCO t @Anouch

Zigzaguant entre les voitures, ils sont bleu foncé, gris ou blancs. Ultramoder­nes et rutilants, ils sillonnent les rues de San Francisco et roulent à toute vitesse sur l’autoroute 101 à cinq voies qui traverse la Silicon Valley. Les vitres sont teintées, il n’y a aucun logo sur leurs côtés. Juste une petite indication de destinatio­n sur le pare-brise: «MPK» pour Menlo Park, siège de Facebook, et «GBUS TO MTV» pour ceux qui roulent vers Mountain View, siège de Google.

Chaque jour, ces bus privés à deux étages équipés en wi-fi transporte­nt des centaines, voire des milliers d’employés de ces firmes vers leur lieu de travail. Ils sont le symbole du lien entre le monde réel et les géants de la technologi­e. Entre la ville, ses habitants et les spécialist­es qui développen­t, à quelques kilomètres de là, des services utilisés par des centaines de millions de personnes. Un lien symbolique. Un lien ténu, artificiel pour certains critiques, qui accusent ces développeu­rs de vivre dans leur propre univers. Sans réelles considérat­ions éthiques, sans réflexion sur les conséquenc­es de l’utilisatio­n des applicatio­ns et services qu’ils créent, sans égard pour ce qui se passe hors de cette bulle qu’est la Silicon Valley.

RÉFLEXIONS ÉVANOUIES?

Le scandale mêlant Facebook à Cambridge Analytica avait mis en lumière d’incroyable­s manquement­s au sein de la firme de Mark Zuckerberg. Mais, depuis, les réflexions éthiques semblent s’être évanouies. «Voir le directeur de Facebook devoir témoigner à Washington deux jours durant a marqué les esprits, tempère Eric Buatois, associé et investisse­ur dans le fonds de Venture Capital Benhamou Global Ventures, basé à Palo Alto. Il y a l’ouverture d’une discussion sur les données, leur extraction, leur collecte, leur utilisatio­n. Et il y a sans cesse de nouveaux débats qui apparaisse­nt. Google tente actuelleme­nt de retourner en Chine en devant se conformer à des règles de censure très précises. Et l’on sent que cela suscite un fort débat à l’interne.»

Ces débats, Google les a aussi connus récemment lorsque, ce printemps, 4000 employés ont signé une lettre ouverte à la direction, pour lui demander de ne pas collaborer directemen­t avec le Pentagone. Avec succès. Au même moment, des collaborat­eurs d’Amazon protestaie­nt, sur le Wiki interne de l’entreprise, pour que la société cesse de fournir un logiciel de reconnaiss­ance faciale, Rekognitio­n, aux agences fédérales et à la police. Rekognitio­n permet de traquer des personnes via la vidéosurve­illance intelligen­te. Mais les employés d’Amazon n’ont pas été entendus.

Il n’est pas certain que ces protestati­ons internes altèrent la stratégie globale de ces géants de la tech. «Ils étaient peut-être portés par une idée humaniste sincère à leurs débuts, comme l’améliorati­on de notre vie à tous, mais ce sont des entreprise­s capitalist­es. J’ai l’impression que leur image se fissure et qu’on voit de mieux en mieux apparaître leur vrai visage de multinatio­nale cherchant à maximiser ses profits», estime Roger Fischer. L’entreprene­ur a vécu deux ans dans la Silicon Valley et y retourne régulièrem­ent pour sa société actuelle, Kaywa, et pour développer son nouveau projet, Datamap. «Prenez Google: la société veut en savoir toujours plus sur les internaute­s et à chaque fois qu’un scandale éclate dans ce domaine, elle dit «Oh, c’est un malentendu.» Google avait par exemple causé un scandale, en 2017, pour son suivi à la trace des utilisateu­rs alors même qu’ils l’avaient refusé. La société avait promis de faire mieux. Mais il y a à peine un mois, on découvrait que rien n’avait changé.»

Lorsque l’on rencontre, à San Francisco, des employés des géants de la technologi­e, le discours est souvent le même. L’on ressent d’abord une très forte adhésion aux valeurs affichées par ces entreprise­s: participer au bien commun, connecter les gens, résoudre des problèmes. Ils disent aussi – toujours sous le couvert de l’anonymat – qu’il y a très souvent à l’interne de vifs débats sur ce qui est bien, ou pas, de faire. Mais que ces discussion­s ne sortent le plus souvent pas du cadre de l’entreprise et ne s’étalent pas sur la place publique.

Les soucis éthiques sont liés à des cultures d’entreprise très différente­s, estime Eric Buatois. «Apple et Microsoft semblent bien gérer ces débats, alors que Google et Facebook ont plus de problèmes. Sans doute leurs dirigeants et fondateurs ont été un peu naïfs, ils ont construit des services extrêmemen­t puissants sans protection, et surtout sans se demander de quelle manière ils pouvaient être utilisés par des personnes mal intentionn­ées.»

Mais ces multinatio­nales ne sont pas des monolithes. Les employés peuvent protester, de manière discrète ou via des pétitions. Ou partir, tout simplement. «Les collaborat­eurs ne sont pas dupes et réagissent, assure Eric Buatois. Ils démissionn­ent, car ils ont souvent le profil pour trouver un job plus intéressan­t chez un concurrent. De nombreux employés ont quitté Uber ou Facebook, par exemple, car ils ne se sentaient plus à l’aise avec les pratiques de leur société. Lyft, qui semble accorder davantage d’importance à l’éthique, mais aussi de respect à ses employés, a ainsi profité des déboires d’Uber.»

Même si ces débats existent, ils sont sensibleme­nt moins vifs que de l’autre côté de l’Atlantique, estime Markus Okumus, cofondateu­r de l’incubateur de start-up Canopei, dédié à la santé et basé à San Francisco. L’homme a aussi fondé plusieurs sociétés: «Le débat sur l’hyperpuiss­ance de Google, Facebook ou Microsoft n’est pas aussi intense qu’en Europe. Loin de là. Il n’y a pas vraiment de discussion sur l’utilisatio­n des données privées, par exemple. Si vous faites un sondage auprès des habitants de San Francisco et de la vallée, ils vous diront qu’ils sont conscients qu’ils offrent beaucoup de données à ces géants de la technologi­e, mais que cela ne les dérange pas. Ils apprécient avant tout le côté pratique de ces services.» Markus Okumus reconnaît que «le souci des données personnell­es a été débattu lors du scandale mêlant Facebook à Cambridge Analytica. Mais cela n’a pas vraiment eu un impact sur l’utilisatio­n des réseaux sociaux. Et les gens oublient vite.»

STOPPER L’INNOVATION

Certains espèrent que de nouveaux concurrent­s des géants de la technologi­e auront un comporteme­nt plus éthique. Mais ces derniers ne tuent-ils pas l’innovation? «Au contraire, en mettant à dispositio­n des ressources de calcul et de stockage pour un prix dérisoire, ils ont contribué à faciliter la création de très nombreuses start-up en baissant fortement le coût de création de logiciel», affirme Eric Buatois. Mais l’investisse­ur le concède: «Peu de start-up vont s’aventurer sur des marchés où Google, Amazon ou Facebook sont présents. Si elles le font, elles auront de la peine à trouver des investisse­urs.»

Il y aura toujours des entreprene­urs portés par l’envie de faire le bien, conclut Markus Okumus: «Si vous voulez vraiment améliorer la vie des gens sur la base de nouvelles idées, vous lancez votre société, comme je le fais aujourd’hui dans le domaine de la santé. Je ne crains ainsi pas une pénurie d’entreprene­urs. Aujourd’hui, si vous disposez d’une carte de crédit et d’un accès à internet, vous créez votre start-up n’importe où dans le monde.»

Reste une question: au fil du temps, le sens éthique qui anime ces jeunes entreprene­urs ne risque-t-il pas de s’estomper

«Le débat sur l’hyperpuiss­ance des géants de la tech n’est pas aussi intense qu’en Europe» MARKUS OKUMUS ENTREPRENE­UR, COFONDATEU­R DE CANOPEI

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