Le Temps

LES CLUBS TRÈS SÉLECTS OÙ L’ÉLITE DE LA TECH ÉTOFFE SON RÉSEAU

DANS LA CAPITALE DE L’INNOVATION, LES BONNES VIEILLES «SOIRÉES NETWORKING» ONT ÉTÉ REMPLACÉES PAR DES CLUBS – PAYANTS – OÙ DES MEMBRES TRIÉS SUR LE VOLET SE RETROUVENT «COMME À LA MAISON». BARS SECRETS, MASQUES À PLUMES ET SUSHIS HORS DE PRIX: TOUT EST BO

- (LEA KLOOS/LE TEMPS) CÉLIA HÉRON, SAN FRANCISCO t @CeliaHeron

C’ «est ici, vous êtes sûre?» demande le chauffeur Uber en s’arrêtant devant une porte bleu nuit. Difficile à dire. Un B majuscule, «xxx» et une sonnette. Pas un valet, pas un panneau: rien, à l’extérieur, ne laisse deviner que cette ancienne usine de marbre renferme 5000 m² de restaurant­s, bars, spa, et patio de luxe destinés aux membres du «club» au coeur du Financial District. Bienvenue au Battery, une immense salle de jeux pour hipsters-devenus-millionnai­res, poids lourds de la tech et wanna be coolkids en quête d’interactio­n sociale et profession­nelle.

Ces cinq dernières années, San Francisco a vu fleurir les communauté­s d’élite. Dans ces collisionn­eurs de particules soigneusem­ent choisies, la crème de la tech vient boire un verre et prendre le pouls de l’industrie à l’abri de la misère humaine. En émergent, si tout se passe bien, les meilleures rencontres et les meilleurs deals. Il en existe une poignée en ville – si tous misent sur la discrétion, chacun a son ADN. Celui qui incarne le mieux cet entre-soi est sans conteste The Battery, dont les portes ont ouvert en 2013 sous l’impulsion du couple d’entreprene­urs Xochi et Michael Birch. Après avoir vendu leur réseau social, Bebo, à AOL pour 850 millions de dollars, ces derniers ont créé l’institutio­n pour permettre aux grands esprits de l’époque de se retrouver dans un lieu à la hauteur de leurs ambitions.

NI PHOTO, NI VIDÉO

L’étiquette y est stricte: pas de photo, pas de vidéo – les récalcitra­nts seront sèchement rappelés à l’ordre. Les appels téléphoniq­ues sont passés uniquement dans des cabines vintage prévues à cet effet. En plus d’un séduisant espace de travail, la carte de membre ouvre les portes d’événements et de conférence­s organisés plusieurs fois par semaine: humoristes, débats politiques, méditation, tout y passe. Les plus gros poissons, ceux appartenan­t au cercle restreint des membres estampillé­s «High Voltage» et s’avérant être de généreux donateurs de Battery Powered, la fondation philanthro­pique du club, sont même invités de temps en temps à un dîner au ranch du couple.

Pour y mettre le pied, deux options: devenir un des 1400 membres pour 2500 dollars l’année après quatre séries d’entretiens qui s’assurent du pedigree du candidat, ou être invité par un membre en sa présence. On l’aura compris, la barrière d’entrée n’est pas le prix, c’est tout le reste: présentati­on, bagage culturel et social, CV.

Chris¹, fringant entreprene­ur russo-britanniqu­e, s’installe sur un siège chauffé du patio. Entre ses domiciles de Londres et de Monaco, il passe deux mois par an à San Francisco et vient d’obtenir sa carte de membre au Battery. «Le processus de sélection est simple. Pour chacun des quatre entretiens, j’ai reçu un lien actif pendant vingt minutes sur une plateforme de vidéoconfé­rence. L’objectif: savoir si tu es le genre de personnes à côté de qui ce «jury» aimerait être assis au bar.»

«J’aime cet endroit parce que j’ai la certitude de rencontrer des gens intelligen­ts, dans une sorte de brainstorm­ing constant» CHRIS MEMBRE DU CLUB BATTERY

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que, networking is the name of the game², pitcher une start-up à un investisse­ur fait partie intégrante du tissu social. C’est vrai partout à San Francisco et The Battery en est le parfait concentré. J’aime cet endroit parce que j’ai la certitude de rencontrer des gens intelligen­ts, dans une sorte de brainstorm­ing constant qui risque de m’ouvrir des portes.» L’heure tourne et les regards obliques glissent sur chaque nouveau venu: qui va là? Serait-ce un big shot d’Apple ou Google? Serait-ce Justin Bieber, photograph­ié à son insu au Battery en 2016? Non, c’est Klay Thompson, une des stars de la NBA, tout simplement.

Pour créer la connivence, les architecte­s et concepteur­s n’ont pas lésiné sur les clins d’oeil aux millennial­s, à grand renfort de battements de cils: ici, la carte de membre ouvre une pièce aveugle où sont entreposés des dizaines de masques et de costumes devant un photomaton, là, le précieux sésame ouvre une porte secrète se découpant soudain d’une bibliothèq­ue pour dévoiler un petit bar plus calme que les autres. Sur les tables, Candy, le magazine du Battery, tire un portrait flatteur de différents membres.

Accusé par la presse locale de perpétuer l’élitisme qui ronge la baie depuis une vingtaine d’années, le couple Birch a promis d’ouvrir les lieux et a mis en place des prix préférenti­els pour les artistes et les étudiants ces derniers mois. Limonade à la main, un autre startuper de la biotech s’en offusque. «Ces trois dernières années, ils ont commencé à accepter n’importe qui et cela dilue la qualité des membres initiaux. Plus ils seront commerciau­x, plus ils devront s’ouvrir, au détriment des premiers membres.»

MULTIPLIER LES MEMBERSHIP­S

Les plus sérieux sur la scène de la tech ne font pas partie d’un seul club mais de plusieurs: «Il y a une vraie FOMO³ dans cette ville, tout le monde a peur de rater the next big thing, me lance Pascale, une investisse­use française expatriée à San Francisco depuis seize ans, qui me rejoint devant le Modernist le lendemain. Autre club, autre ambiance, même objectif. Celui-ci coûte 2000 dollars par an (dont un crédit de 1000 dollars au resto et bar du club) et est encore davantage orienté tech.

Elle s’identifie avec son empreinte digitale: une porte noire et nue s’ouvre. Un couloir sombre nous mène à un bar plutôt banal et bruyant. Aujourd’hui, c’est «soirée discussion au coin du feu»: une conversati­on entre Steve Chen, un des créateurs du Modernist et l’un des fondateurs de Twitch, un réseau social de vidéos en ligne. Derrière nous, un des pères de la plateforme de critiques de films Rotten Tomatoes s’installe près des mots «Let’s make magic» qui s’étalent sur des murs de briques crues. Une centaine de personnes en sweatshirt, jean bleu et baskets discutent investisse­ment et création d’entreprise entre deux cocktails à l’huile de truffe à 20 dollars. En cuisine ce soir, le chef japonais Akiko officie et, même si j’ai très faim, le prix des sushis (65 dollars les 10, sans les 20% de pourboire obligatoir­es) me coupe l’appétit.

Alors qu’une jeune femme d’origine asiatique tente de convaincre la table de l’intérêt de son innovation en matière de soin de la peau, mon hôte se tourne vers moi. «A San Francisco, your network is your net worth: «ton réseau est ta valeur réelle». C’est dans ce genre d’endroits que tu vas rencontrer ton futur VC [venture capitalist, un investisse­ur qui prendra des participat­ions dans des sociétés non cotées, ndlr], ton associé, ou l’employé que tu n’as pas le temps de chercher. C’est ici que ça se passe, pas dans la Silicon Valley.»

Pascale, qui fait également partie du Battery, est enceinte. «Quand je l’ai annoncé, on m’a dit: c’est génial que tu sois membre, tu vas pouvoir monnayer l’entrée de tes enfants dans les meilleurs établissem­ents en cooptant les directeurs d’école.» Etait-ce une blague, un pied de nez à la reproducti­on sociale? Rien n’est moins sûr.

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De l’intérieur du club The Battery, la vue sur la Transameri­ca Pyramid est imprenable.

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