Le Temps

LES LOYERS DE LA COLÈRE

À SAN FRANCISCO, LE PRIX D’UN TROIS-PIÈCES DÉPASSE EN MOYENNE 4500 DOLLARS PAR MOIS. DANS LA VILLE, QUELQUES INITIATIVE­S ISOLÉES TENTENT DE COMBATTRE UN PHÉNOMÈNE QUI CRISTALLIS­E LES TENSIONS

- SERVAN PECA, SAN FRANCISCO t @servanpeca

Pour pénétrer chez Chris Carlsonn, il faut d’abord monter une vingtaine de marches emballées dans une épaisse moquette grise. Au deuxième étage d’une maison victorienn­e couleur jaune pâle, son appartemen­t est traversant. Sur les tables, sur les étagères, au sol dans les coins, il y a des livres partout. Chris Carlsonn pense en avoir accumulé plus de 2000. «Je lis deux heures chaque matin, de tout, et notamment des livres de futur spéculatif.»

D’un bout à l’autre d’un couloir défilent deux chambres, un bureau, une cuisine, une salle de bains et un grand salon. Pour vivre ici avec son épouse, dans Mission District, Chris débourse 1348 dollars par mois. C’est un petit exploit.

CINQ ANS DE NÉGOCIATIO­N

«En vrai, cet appartemen­t coûterait 6000 dollars», estime cet habitant fidèle à San Francisco depuis les années 1970. Avec son chapeau de paille, son bouc grisonnant et son air las et intelligen­t à la fois, Chris Carlsonn pourrait parler d’immobilier pendant des heures. Surtout de ses travers. La surenchère l’exaspère.

Il fait pourtant partie de ces quelques chanceux qui ont réussi à bloquer leur loyer, à le sortir d’un marché libre qui surchauffe. Il lui aura fallu près de cinq ans de négociatio­n avec la ville. Pour y parvenir, «on a fait beaucoup de bruit». Plus concrèteme­nt, Chris Carlsonn est devenu membre de la San Francisco Community Land Trust (SFCLT). Cette organisati­on à but non lucratif s’est fixé pour mission d’offrir des logements abordables en créant des coopérativ­es d’habitation. Ces dernières détiennent l’immeuble, la SFCLT le terrain.

Pour les six appartemen­ts de la maison dans laquelle habite Chris Carlsonn, l’opération a coûté 4 millions de dollars, dont 2,6 de fonds publics, selon lui. Aujourd’hui, 12 autres bâtisses dans la ville ont bénéficié de l’aide de la SFCLT.

Plusieurs autres associatio­ns ou fondations, à des échelles et avec des stratégies différente­s, sont parvenues à préserver des logements pour la classe moyenne. Malgré tout, le mal est profond. Pendulaire­s, sans domicile fixe, travailleu­rs qui, le soir venu, dorment dans leur voiture… Le niveau des loyers est le symbole des déséquilib­res créés par la dynamique économique de la région.

Pour la première fois cet été, la commission de planificat­ion de la ville a publié un long rapport baptisé «Besoins et tendances du marché du logement». Principale conclusion: même les appartemen­ts au loyer contrôlé deviennent inabordabl­es pour la classe moyenne.

Dans une ville qui compte 65% de locataires, le prix du logement cristallis­e toutes les tensions. Selon les chiffres officiels, il existe pourtant plus de 100000 appartemen­ts à loyer contrôlé. Mais à San Francisco, un loyer contrôlé signifie seulement que les hausses annuelles décidées par le propriétai­re doivent être limitées à celles de l’inflation. Le loyer mensuel de base, lui, est fixé par le marché. De plus, cette protection ne s’applique pas aux bâtiments construits après 1979.

DES EXPULSIONS PAR MILLIERS

A quelques rues de chez Chris Carlsonn, le collectif Anti-Eviction Mapping Project a dessiné une fresque qui recense toutes les expulsions dans la baie. Un dessin mural destiné à marquer les esprits. Depuis quelques années, le même travail de collecte est mis à jour sur son site internet. On y apprend qu’en vingt ans, 40000 personnes auraient été expulsées de leur logement. Soit 5,5 logements vidés de leurs habitants chaque jour.

En novembre, une votation aura lieu dans l’Etat. Sur les motifs d’expulsion ou sur le contrôle des loyers, quelques nouvelles règles pourraient améliorer la situation. Mais Chris Carlsonn est plutôt pessimiste. Il n’attend aucun renverseme­nt de tendance. «La révolution ne nous tombe pas dessus sans prévenir. Moi, je préfère mener ma petite révolution tous les jours», philosophe celui qui est à la fois blogueur, écrivain, éditeur, graphiste, historien-archiviste et militant. «Avec le temps, j’ai acquis une certaine légitimité et une petite réputation. Mais je sais que je reste marginal.»

C’est une façon de dire qu’il n’attend rien de renversant de la part des autorités locales. London Breed, la maire de San Francisco depuis le mois de mai, a pourtant promis de s’attaquer à ce problème. L’immobilier faisait même partie de son discours inaugural. Son crédo? Bâtir davantage pour atténuer la pénurie. Et pour ce faire, elle veut simplifier et raccourcir les procédures d’autorisati­on de permis de construire.

«LA PROPRIÉTÉ, C’EST DIEU»

Parmi d’autres, un gigantesqu­e projet immobilier est en cours de préparatio­n à Treasure Island, dans la baie entre San Francisco et Oakland. Aujourd’hui, ce lopin de terre artificiel­le accueille quelques milliers de résidents. Ils devraient être 24000 en 2035.

Cette perspectiv­e de voir le marché se détendre ne convainc pas non plus Chris Carlsonn. Lui voudrait voir évoluer les lois, qu’elles renforcent la protection des locataires. Il sourit timidement. «Je ne suis pas désespéré, mais je sais à quel point il est difficile de faire changer les mentalités. Surtout qu’aux Etats-Unis, la propriété, c’est Dieu.

 ?? (SEAN GALLUP/GETTY IMAGES) ?? À San Francisco, même les logements au loyer contrôlé deviennent inabordabl­es pour la classe moyenne, selon un rapport de la ville.
(SEAN GALLUP/GETTY IMAGES) À San Francisco, même les logements au loyer contrôlé deviennent inabordabl­es pour la classe moyenne, selon un rapport de la ville.
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