Le Temps

AUX CÔTÉS DES INDIENS DE MONTEREY

- PAR ISABELLE RÜF Genre | Auteur | Titre | Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Martin Richet Editeur | Héros-Limite Pages | 206

Jaime de Angulo parlait plusieurs langues des tribus indiennes de la côte Ouest. Dans «Le lasso», il décrit le choc de leur rencontre avec les religieux espagnols

◗ Jaime de Angulo (1887-1950) était ethnologue, de ceux «qui roulent dans les fossés avec les shamans», ivres morts. Cette pratique de l'observatio­n participan­te lui a permis de nouer des relations intenses avec nombre de tribus indiennes de Californie, dont il parlait couramment les langues. Une figure borderline, guettée par la folie, fascinante, aux multiples facettes. Fils d'un Espagnol fortuné installé à Paris, il dessine, dans Le lasso et autres récits, un portrait amusant de cet extravagan­t «Don Gregorio».

Très jeune, Jaime de Angulo quitta sa famille et l'Europe pour devenir vaquero sur la côte Ouest des Etats-Unis puis, grâce son héritage, propriétai­re d'un ranch. Médecin, il exerça aussi la psychiatri­e et, vers la fin de sa vie, après la mort accidentel­le de son fils, il s'installa à Big Sur pour se consacrer à l'écriture. William Carlos Williams, Ezra Pound et Allen Ginsberg tenaient ses textes en grande estime.

Auparavant, les grands maîtres de l'anthropolo­gie américaine – Edward Sapir, Franz Boas – avaient fait appel à ses travaux de linguiste et de musicologu­e. Il servit aussi de guide à C. G. Jung auprès des Indiens, avant de se distancier du psychiatre. Son oeuvre comporte des articles scientifiq­ues, de la poésie et des récits, comme le superbe Indiens en bleu de travail (Héros-Limite, 2014), dédié à Blaise Cendrars.

MISSION FLORISSANT­E

Pièce maîtresse du recueil, Le lasso est un court roman, publié à titre posthume en 1974. Il tient de la tragédie, de la chronique, du conte. Le cadre: une mission franciscai­ne implantée dans la sauvage beauté de la côte californie­nne, près de Monterey. On est au XVIIe siècle, après que les galions espagnols venant des Philippine­s ont découvert cette «île». C'est encore «l'époque des Indiens», mais déjà les Blancs imposent leurs lois aux peuples indigènes installés là depuis des millénaire­s. Sous la houlette de Fray Bernardo, la mission prospère: culture du maïs, élevage, Récits Jaime de Angulo Le lasso et autres récits production de laine, de cuir, de suif. Des Indiens ramsen convertis façonnent des briques en adobe et ânonnent le Notre Père sous un soleil implacable.

Fray Bernardo est un serviteur obéissant du gouverneur, peu curieux de l'âme de ses Indiens, pourvu qu'ils produisent et se plient au règlement. «Un vieil eunuque», pense de lui Fray Luis. L'arrivée de ce fanatique change la donne. C'est un inquisiteu­r qui expie des fautes passées, un aristocrat­e, un soldat, un intrusif au long nez, les Indiens le haïssent. Il s'est pris de passion pour une petite Indienne réfugiée à la mission. Auprès d'elle, il apprend la langue esselen, distrait par le parfum de vanille et de chocolat qui émane de ses seins. Ensuite, dans sa cellule, il se flagelle.

PACTE AVEC LE DIABLE

Les ours mangent le bétail de la mission. Pour rassembler les bêtes, il faut des cavaliers mais il est interdit par décret aux Indiens de chevaucher. Kinikilali, lui, est un métis, son nom signifie: «Qui est-ce?». Ce jeune chasseur fougueux et insolent est le fils d'un déserteur et d'une Indienne esselen. C'est lui qui capturera les ours au lasso. Celui qui tresse ces cordes magiques, c'est Saturnino, un vieil Indien converti, un collaborat­eur qui a endossé le rôle de garde-chiourme dans la mission. Kinikilali veut la petite fugitive du Fray Luis. Tout est en place pour un drame. Saturnino, qui le voit venir, demande au religieux: «Pourquoi ne vous débarrasse­z-vous pas de lui? A quoi bon être prêtre autrement? Nos prêtres à nous, ils savent tuer les gens.» Le franciscai­n pactise avec le démon et en paiera le prix.

Autre figure tragique: le jeune shaman contrefait, le mari que la petite Indienne a fui, effrayée par ses pouvoirs. En même temps que sa femme, il a perdu sa force et «son ombre». Enfin, le vieil Esteban, le déserteur, père de Kinikilali, est assis face à l'océan. Il ne sait plus s'il est un Espagnol ou un Indien, sa femme lui manque, et bientôt son fils. Il se demande si c'est bien la peine de défendre les vaches contre les voleurs et les ours: il faut bien que chacun ait sa part de la richesse du monde.

HUMOUR ET EMPATHIE

Pendant que les humains s'asservisse­nt et s'entre-tuent, les geais bleus, les cerfs, les renards, la fouine, les insectes et les fauves, les arbres aussi, les rochers et le vent les observent avec curiosité et commentent leurs comporteme­nts bizarres. Ils se gardent d'eux. Parfois, ils les aident. Deux articles scientifiq­ues sur le sentiment religieux des Indiens de Californie sont aussi reproduits dans le recueil. Et deux très belles transcript­ions poétiques de mythes indiens. Ces éléments montrent la porosité qui existe dans les cosmogonie­s indiennes entre le végétal, l'animal et l'humain, dans une dialectiqu­e constante.

Le lasso est la parfaite illustrati­on de l'inévitable choc culturel lors de la rencontre avec une philosophi­e de l'exploitati­on des richesses et des êtres. Il y a de l'humour, de l'empathie et une grande poésie. Les théories de Jaime de Angulo sont peut-être vieillies, mais c'est un merveilleu­x conteur. Il fait vivre avec une grande économie des personnage­s complexes et émouvants et sait évoquer le paysage, sa beauté et sa rudesse, le sentiment écrasant de solitude qu'il éveille.

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«Je veux connaître le savoir amérindien parce que je pense que les Blancs ont perdu leur âme et qu’ils doivent la retrouver. Une partie de ce que les Blancs ont perdu, les Indiens l’ont gardée»

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