«PRENDRE LA ROUTE AVEC KEROUAC»
◗ A 15 ans, je tenais Flaubert pour le maître absolu de la forme littéraire romanesque (je le pense d’ailleurs toujours: aucun écrivain n’a atteint un tel degré d’exigence stylistique).
A 16 ans, j’ai trouvé une édition de poche de Sur la route sur un tourniquet de gare et, à la lecture de Jack Kerouac, figure phare des écrivains de la beat generation (Ginsberg, Burroughs, Cassady, etc.), mon idéal stylistique s’est trouvé un rien infléchi.
Autre événement décisif: ma rencontre en 1994 avec Allen Ginsberg, poète beat et l’un de ceux qui ont fait route commune avec Kerouac. A converser avec lui, je comprends soudain qu’il me rend une face inconnue de ma propre histoire, de notre histoire devrais-je dire, tant l’Europe d’après-guerre a été façonnée par la contre-culture américaine.
A partir de là, au fil d’une vingtaine d’années, j’ai voulu rencontrer plusieurs protagonistes majeurs de la légende beat, des personnages de «fiction» (des protagonistes de Sur la route) qui étaient en même temps toujours vivants, comme
LuAnne Henderson (Marylou dans le livre) ou Carolyn Cassady (Camille). Cette quête m’était fascinante: nos vies ne sont faites que des récits que nous tenons sur elles et nous sommes tous, littéralement, des personnages de fiction – le réel et sa mise en forme étant consubstantiels à Homo sapiens.
Justement, depuis les années 1950, on changeait radicalement de récit : pourquoi, ici en Europe, portions-nous des jeans, des t-shirts, adorions-nous le cinéma américain, cédions-nous (via les Rolling Stones, Cream, etc.) à la pulsion révolutionnaire du blues et du rock américains? Sur le plan littéraire, c’est dans Sur la route que la génération du babyboom reconnaît tout ce à quoi elle aspire: rejet des conventions sociales, de l’homo economicus et unidimensionnel, plus de liberté pour la jeunesse, émancipation des moeurs et des femmes, ébranlement des barrières raciales… Tout cela va éclater en phénomènes multiples: le psychédélisme, la route de Katmandou, Mai 68, «Make love not war», Woodstock, les punks, un regain d’intérêt pour l’Orient, pour le bouddhisme, l’écologie, l’exploration de la cybersphère (William Gibson)… Bref, avec ce livre emblématique, Kerouac jette sur les routes du monde (y compris sur des routes spirituelles) plusieurs générations successives, jusqu’à aujourd’hui.
Voilà pour le plan sociétal. Mais sur le plan littéraire? Si Truman Capote éreinte Sur la route en 1957, d’autres le saisissent: voilà une oeuvre qui ne correspond en rien aux patrons romanesques en vigueur. Sur ce sujet, Kerouac clame: «Je n’écris pas des romans! J’écris des bouquins, des BOUQQQQUUINS!» Il se fiche des péripéties, de l’intrigue. Il ne s’agit pas pour lui de «peindre» comme Balzac ou Flaubert (et tous leurs suivistes, soit 90% des romanciers d’aujourd’hui qui font un usage naïf du passé simple – le temps de «la sécurité du discours», disait Barthes – sans se douter une seconde qu’ils endossent une forme aussi corsetée et ridicule que l’habit bourgeois du XIXe siècle). Kerouac, lui, n’écrit pas avec sujet et thèmes devant les yeux, non, il se veut à l’intérieur du flux même de la langue, en phase avec elle, à la façon d’un Charlie Parker poussant ses impros. Si l’oeuvre séduit, c’est qu’elle donne envie de battre du pied, elle flanque au lecteur l’impression que vivre, lire et écrire sont une seule et même chose, la plus excitante de toutes! (On est très loin de Virginia Woolf.)
Sur la route nous dit aussi ceci (mais nous le savons depuis L’odyssée): la route et l’écriture font bon ménage. L’une autant que l’autre appartiennent à l’art de digresser, de répondre à l’impulsion du moment, d’être présent au monde. Il y a là un art du vagabondage, lequel est tout entier de l’ordre de l’improvisation. Après tout, notre vie est à jouer et rejouer sans cesse, à chaque seconde on relance les dés, on s’essaie à des figures nouvelles – du moins on le devrait.
C’est ainsi que Kerouac vivait ses moments d’écriture. Et c’est là qu’est pour moi l’exigence. Nathalie Sarraute disait de ses textes: «Ou c’est vivant ou c’est mort, et je jette.» Cela rejoint une notion qui m’est chère: celle de prises (takes), plus ou moins bonnes, que les musiciens peuvent faire d’un même morceau, comme d’autres se risquent à la pêche à la truite ou au cachalot. En littérature aussi, c’est là que tout se joue. Quelle est la prise, la saisie la plus juste? Celle qui pourrait faire entendre l’inouï? Et voilà comment pour moi, à chaque instant, se relance l’écriture, et la musique…