Le Temps

Ce qui ne marche plus dans le système politique suisse

Grippée, notre machine politique? «Le Temps» a interrogé quelques acteurs de l’innovation sur les difficulté­s de la Suisse à mener à bien ses réformes, au moment où l’irruption des nouveaux acteurs de la «démocratie digitale» bouleverse le système traditi

- YELMARC ROULET t @YelmarcR

La Suisse fait du surplace. L’avenir des retraites, la maîtrise des coûts de la santé, l’armement de demain, la fiscalité des entreprise­s, la numérisati­on du pays, sans parler de la relation avec l’Union européenne: tous ces chantiers majeurs paraissent en voie d’enlisement. Le pays, aujourd’hui, ne semble plus capable de mener à bien de grandes réformes.

La machine politique est-elle grippée? Le Temps a posé la question à quelques interlocut­eurs actifs dans le secteur de l’innovation politique. Représenta­nts de laboratoir­es d’idées ou de nouveaux mouvements citoyens, ils s’expriment ici à titre personnel.

«Oui, elle est grippée, répond sans ambages Till Burckhardt, coordinate­ur de campagne du mouvement Opération Libero pour la Suisse romande. Du moins au niveau du parlement et du Conseil fédéral. A long terme, ce blocage menace d’abîmer la confiance des citoyens dans les institutio­ns démocratiq­ues.» La faute à une «alliance passéiste qui se replie sur une vision nostalgiqu­e de la Suisse et paralyse la vie politique».«L’échiquier politique s’est profondéme­nt modifié ces vingt dernières années, avec deux grands partis aux extrêmes qui forment parfois des alliances contre nature, confirme Jérôme Cosandey, le directeur romand du think tank libéral Avenir Suisse. Cela rend la recherche de compromis au parlement, mais aussi devant le peuple plus difficile.» «La majorité sortie des urnes en 2015 n’est pas une vraie majorité d’action politique, renchérit Johan Rochel, membre de Foraus, le forum de politique étrangère. Souhaitons que les citoyens en prennent acte en 2019, en donnant un vrai poids au centre politique. Il faut recréer un climat politique propice à l’émergence de ces personnali­tés.»

«Un fonctionne­ment immuable»

«Mieux que grippée, je dirais décalée, nuance Alenka Bonnard, directrice de Staatslabo­r, qui se consacre à rapprocher les administra­tions des citoyens. Notre machine fonctionne toujours, de manière immuable, mais elle n’est plus adaptée à notre société. Les modalités et les horaires du travail politique, à l’échelon communal notamment, doivent être conciliabl­es avec les rythmes de la famille et de la société actuelles. Partis et associatio­ns fonctionne­nt que pour certaines personnes, je crains que les futurs visionnair­es ne soient pas attirés par la politique traditionn­elle.»Les programmes de parti, les catalogues de thèmes n’ont plus la cote, constatent par ailleurs nos interlocut­eurs. Si la gauche et la droite sont toujours bien là, la nouvelle génération se motive pour des enjeux spécifique­s, les mobilisati­ons se font transversa­lement. A l’exemple du mouvement «Helvetia appelle», dont le message pour l’engagement des femmes en politique s’adresse aux citoyennes de tout bord.

«Les jeunes s’engagent de moins en moins pour une vision politique, mais toujours plus pour une cause, le véganisme, la lutte contre le harcèlemen­t de rue ou autres, confirme Barry Lopez, l’animateur d’Easy Vote, la plateforme qui vise à favoriser la participat­ion des jeunes. De nombreux sujets de votation sont du reste trop techniques et d’un impact difficile à identifier dans leur vie. Même si la moitié des jeunes ont un intérêt pour la politique, ainsi que le démontrent des études, ils sont seulement 30% à voter, c’est un problème!»

Au-delà des critiques adressées aux partis et à un système qui fonctionne à l’ancienne, la trop faible représenta­tivité de la classe politique est épinglée par nos partisans de l’innovation. «Les femmes, les jeunes parents, ainsi que les citoyens issus de l’immigratio­n, notamment des pays extra-européens, sont des profils cruellemen­t sous-représenté­s au parlement, déplore Till Burckhardt, alors même que les dossiers les concernant se trouvent tout en haut de l’agenda politique. Il faut que cela change!»

«Parler politique devant la machine à café»

Pour l’animateur d’Opération Libero, l’objectif de la parité femmehomme est «absolument prioritair­e pour faire évoluer positiveme­nt le fonctionne­ment de nos exécutifs et législatif­s.» Mais l’autre enjeu central est d’intégrer «les 25% de voisins, de collègues ou camarades de sport qui n’ont pas le droit de vote (en ville, on peut même dire 50%), ce qui rend difficile de parler politique devant la machine à café. En excluant systématiq­uement un habitant sur quatre, notre système de milice, qui devrait être un facteur d’intégratio­n, risque de tomber en panne, au détriment de toute la Suisse.»La diversité peut être favorisée en étant prise en compte dès le départ sur les listes électorale­s. C’est ce qu’a réalisé Johan Rochel en Valais, avec la liste des 96 candidats d’Appel Citoyen pour la Constituan­te. Cette liste, dont la compositio­n a donné lieu à une primaire digitale, a pris en compte les critères de genre, d’âge et d’appartenan­ce communale.

L’arrivée des moyens de communicat­ion numériques a secoué le système en place, tout comme l’irruption des nouveaux acteurs de la «démocratie digitale» l’oblige à se reposition­ner. «Ils ont permis d’abaisser la barrière d’entrée dans le débat public, se félicite l’animateur d’Opération Libero, estimant même qu’une organisati­on comme la sienne n’existerait pas sans eux. Des mouvements citoyens d’un

«Les jeunes s’engagent de moins en moins pour une vision politique, mais toujours plus pour une cause, le véganisme, la lutte contre le harcèlemen­t de rue ou autres» BARRY LOPEZ, ANIMATEUR D’EASY VOTE

«Le lieu de la réflexion collective, ce n’est plus le stammtisch» ALENKA BONNARD, DIRECTRICE DE STAATSLABO­R

nouveau type, comme wecollect.ch, la plateforme de récolte électroniq­ue de signatures, parviennen­t à mettre en lien des milliers de citoyens de façon décentrali­sée et peu hiérarchis­ée.«La manière de faire de la politique change, note Barry Lopez, elle devient instantané­e, il y a plus d’informatio­ns mais aussi plus d’attaques. J’ai récemment visité à Madrid le siège local du parti Ciudadanos. Six jeunes y travaillen­t à plein-temps pour la communicat­ion et les réseaux sociaux, pour la seule région!»«Le stammtisch n’est plus le lieu où l’on réfléchit en groupe, confirme Alenka Bonnard. Les courants d’idée se développen­t beaucoup en ligne. Il y a un nouvel équilibre à trouver, entre les rencontres physiques, qui restent essentiell­es dans les rapports humains, et les moments en ligne, qui s’adaptent mieux à notre mode de vie.»

«Comme un like sur Facebook»

Comme la récolte de signatures, celle de fonds en ligne est également performant­e. Opération Libero a obtenu 650000 francs en petits dons (moins de 250 francs pour la plupart) lors de la campagne «No Billag». La preuve, selon Till Burckhardt, qu’il est possible de financer une campagne – et un secrétaria­t général – sans faire appel aux groupes d’intérêt.

Si la récolte électroniq­ue des signatures était admise un jour, comme un «like» sur Facebook, il faudrait repenser le nombre de signatures nécessaire­s, avertit Jérome Cosandey. Il faudrait aussi garantir la protection des données et assurer en particulie­r que les comités d’initiative ne revendent pas l’adresse de leurs signataire­s. Le directeur romand d’Avenir Suisse n’en convient pas moins que si les moyens digitaux pouvaient permettre une élaboratio­n plus participat­ive d’une initiative ou d’un texte de loi, ce serait tout bénéfice: un débat précoce permettrai­t de réduire les risques de contradict­ion avec d’autres lois ou accords internatio­naux.n

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(OLIVIER PLOUX POUR LE TEMPS)

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