Le Temps

Jusqu’où peut-on surveiller les assurés?

La socialiste vaudoise Rebecca Ruiz et le libéral-radical valaisan Philippe Nantermod croisent le fer sur le projet soumis au vote le 25 novembre. Une intrusion inacceptab­le dans la vie privée pour l’une, un arsenal nécessaire contre la fraude pour l’autr

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE CASTELLA (LA LIBERTÉ) t @PhCastella

Les capteurs GPS, les drones, les détectives privés et même… les thuyas sont au coeur d’une votation populaire sensible sur les limites du respect de la sphère privée. Le parlement a mis sous toit une loi qui permet aux assurances sociales de recourir à des détectives privés pour la chasse aux abus. Cela vise en premier chef l’assurance invalidité (AI) et l’assurance accidents (Suva), mais toutes les assurances sociales pourront y recourir. Au nom de la protection de la sphère privée, un comité citoyen, soutenu par la gauche, a lancé un référendum. La socialiste Rebecca Ruiz (VD) et le libéral-radical Philippe Nantermod (VS) croisent le fer sur la surveillan­ce des assurés.

En combattant cette loi, la gauche veut-elle protéger les tricheurs? Rebecca Ruiz: Bien sûr que non! La lutte contre la fraude est indispensa­ble si on veut que les gens aient confiance dans notre système de protection sociale. Mais la base légale créée au pas de charge par le parlement est un travail bâclé qui s’est fait sous l’influence totalement néfaste des assurances.

Philippe Nantermod: Pas du tout! Cette loi correspond à tout ce qu’on retrouve en matière de poursuite pénale et administra­tive. Pendant des années, on a pu lutter contre les fraudeurs par le genre de mesures de surveillan­ce prévues. Comme le Tribunal fédéral a constaté qu’il manquait une base légale, on a adopté cette loi qui reprend ce qui se faisait auparavant.

Le PS a pourtant hésité à se joindre à ce référendum…

R. R.: Il y a eu des hésitation­s au PS parce que la campagne risquait d’être nauséabond­e. Notre inquiétude était de ne pas stigmatise­r davantage des gens déjà passableme­nt montrés du doigt, les bénéficiai­res de prestation­s sociales. Mais dès le moment où le référendum a été lancé par un mouvement citoyen, cela semblait évident de le soutenir.

On nous parle de surveillan­ce avec des détectives privés, des caméras. On a un peu l’impression d’être dans «Les faiseurs de Suisses», non?

P. N.: C’est la direction de l’assurance qui décide d’ouvrir une enquête et elle peut la confier à un détective privé. Dans un cas avéré, une personne affirmait à l’assurance avoir des problèmes d’articulati­on alors qu’elle avait une pratique régulière du golf et d’autres sports. Pour confondre ces gens, il faut regarder ce qu’ils font en plein air. R. R.: Je fais plus confiance à des spécialist­es assermenté­s au sein des assurances pour mener des recherches qu’à des détectives ou à des firmes de sécurité privées. Cette loi va leur donner trop de pouvoir. Pour déclencher une observatio­n secrète, il faut des «indices concrets» laissant penser que des prestation­s sont touchées indûment, mais on ne définit pas ces indices. On pourrait donc à l’avenir surveiller un bénéficiai­re de l’AI pour raisons psychiques qui ferait des travaux chez lui et qui serait dénoncé sans raison légitime.

P. N.: Cet exemple est particuliè­rement mauvais. Il va de soi que si la direction de l’assurance reçoit une lettre anonyme indiquant que quelqu’un qui souffre de troubles psychiques l’empêchant de travailler a été vu en train de tondre sa pelouse, elle n’a pas de motif d’ouvrir une enquête. Et ces notions d’indices concrets, on les retrouve dans tout le droit suisse.

Les mesures ne sont-elles pas disproport­ionnées par rapport à l’ampleur du phénomène?

P. N.: Il y a eu 350 enquêtes de ce type pour toutes les assurances en 2017, dont 270 pour l’AI. Là, dans deux tiers des cas, il y a une sanction parce qu’un abus a été constaté. Ce n’est pas énorme. Cela ne représente que 0,5% des rentes AI octroyées. Mais sur la dernière période, cela a tout de même permis d’économiser des dizaines de millions de francs. R. R.: Elles sont disproport­ionnées, oui. On donne plus de moyens à des firmes privées pour aller fouiner dans la vie privée des gens qu’à la police. De plus, on introduit l’utilisatio­n des traceurs GPS et d’autres instrument­s. Je me suis battue par exemple pour exclure l’usage de drones, mais mon amendement a été refusé.

Alors justement, les drones pourront-ils être utilisés ou non?

R. R.: J’ignore si dans les faits on les utilisera mais la loi ouvre cette possibilit­é. Le conseiller fédéral Alain Berset a dit qu’il y a peu de chances qu’on y ait recours, mais alors pourquoi ne pas avoir levé l’ambiguïté en les interdisan­t explicitem­ent?

P. N.: Les drones sont en principe interdits parce qu’ils nous permettent de voir des choses qu’on ne peut pas voir d’un lieu public. Et pour faire de la géolocalis­ation, un traceur GPS, soit une puce qu’on peut mettre sur une voiture, c’est plus efficace et plus discret qu’un drone. On joue à se faire peur avec ces histoires de drones.

Cette loi ne fait-elle pas une sorte d’apologie des thuyas, pour se cacher de la rue où on peut vous filmer? P. N.: La loi essaie de protéger autant que faire se peut la sphère privée. Si tout le monde vous voit travailler dans votre jardin et que c’est l’origine du soupçon, vous avez besoin d’une photo de la personne en train de bêcher. Mais contrairem­ent à ce que dit la campagne des opposants, la loi exclut les caméras dans les chambres à coucher.

R. R.: Mais non, elle ne l’exclut pas. Si votre chambre à coucher, votre salon ou votre cuisine est visible de la rue ou d’un lieu librement accessible, on pourra le faire.

P. N.: Si vous êtes assez bête pour tricher à la vue de tous, c’est un risque que vous prenez.

R. R.: Cette loi s’appliquera à toutes les assurances sociales, donc par la force des choses, on va surveiller jusque dans leur chambre à coucher des gens qui n’ont strictemen­t rien à se reprocher, sur la base de soupçons erronés. Si le parlement avait bien fait son travail, on aurait de quoi se prémunir contre des abus de la part des assureurs.

Selon les opposants, la sphère privée des terroriste­s est mieux protégée que celle des fraudeurs…

R. R.: Absolument. Une personne soupçonnée de fraude peut être filmée sur son balcon ou dans son jardin à partir de la rue par des détectives privées sans autorisati­on judiciaire. Dans la même configurat­ion, pour filmer ou photograph­ier un potentiel terroriste, il faut avoir obtenu au préalable l’aval d’un juge. P. N.: Ce n’est pas vrai. Il n’y a pas besoin de l’aval d’un tribunal pour surveiller un terroriste chez lui. C’est le Ministère public qui ordonne la mesure.

R. R.: Vous jouez sur les mots. Il faut une autorisati­on du Ministère public, soit d’une instance judiciaire. P. N.: En droit administra­tif, la direction de l’assurance est le pendant du procureur en droit pénal. C’est elle qui mène les enquêtes.

R. R.: J’estime que face à un assuré, on devrait se montrer plus respectueu­x de sa sphère privée que face à un potentiel terroriste ou criminel. Or c’est l’inverse qu’a prévu le parlement. Le cadre d’une assurance est moins garant de la proportion­nalité qu’un procureur.

Philippe Nantermod, vous êtes favorable au secret bancaire. Ne sert-il pas à protéger la fraude fiscale?

P. N.: Le secret bancaire est comparable au fait qu’on ne peut pas vous filmer s’il n’y a pas de soupçon de fraude aux assurances sociales. Il peut être levé. Il n’est pas là pour protéger les tricheurs, mais la sphère privée. Ce qui est plus choquant en revanche, ce sont les accords d’échange automatiqu­e d’informatio­ns que la Suisse a dû signer sous la pression de l’étranger et qui livrent toutes les données même sans l’ombre d’un soupçon.

Pour vous, Rebecca Ruiz, il y a là deux poids deux mesures?

R. R.: Là où j’ai l’impression qu’il y a deux poids deux mesures, c’est que la sphère privée digne d’être protégée dans ce dossier de la surveillan­ce est réduite à néant. Laisser un cadre supérieur d’une assurance privée décider quand il est pertinent ou non de filmer votre salon, c’est aller très loin. On pouvait avoir une loi efficace sans ça.

Lutte-t-on tout aussi efficaceme­nt contre les fraudeurs au fisc qu’aux assurances sociales?

P. N.: Comme avocat, j’ai eu à traiter les deux types d’affaires. Je peux vous garantir que je n’ai jamais pu éclater de rire et dire à mon client que le secret bancaire le protège. A la fin, c’est plutôt toujours le fisc qui gagne.

R. R.: Mais est-ce qu’un fraudeur fiscal peut être filmé dans sa chambre à coucher sans autorisati­on?

P. N.: Cela servirait à quoi?

R. R.: Là n’est pas la question, mais dans le cas présent, il aurait fallu soumettre ce type d’observatio­n très invasive à une autorisati­on judiciaire. Est-ce absolument indispensa­ble dans toutes les situations d’aller filmer un potentiel fraudeur aux assurances sociales?

P. N.: Non et c’est pour cela que la loi précise qu’on ne doit prendre que les mesures indispensa­bles pour lever le doute qui se pose. Pour lutter contre la fraude fiscale, ça ne sert à rien de savoir si vous faites du jogging. Il faut qu’on ouvre vos livres de comptes. Les types de fraudes ne sont pas les mêmes et les mesures mises en place non plus.

«Cette loi va donner trop de pouvoir à des firmes de sécurité privées» REBECCA RUIZ

«On joue à se faire peur avec ces histoires de drones» PHILIPPE NANTERMOD

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Rebecca Ruiz et Philippe Nantermod, deux points de vue opposés sur les bases légales élaborées par le parlement à propos de la surveillan­ce des assurés.

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