Le Temps

Le poids des grands gérants d’actifs freine l’innovation

- JEAN KELLER CEO QUAERO CAPITAL

L’industrie de la gestion d’actifs a vécu une concentrat­ion sans précédent au cours des vingt dernières années, un phénomène qui s’est encore accéléré depuis la crise financière de 2008. On a ainsi assisté à la naissance de méga-marques mondiales qui ont attiré l’essentiel des flux de fonds, au point qu’aux Etats-Unis les dix plus grandes maisons de gestion collectent aujourd’hui près de 85% des flux totaux dans les fonds de placement.

Cette cartellisa­tion d’une industrie jusqu’alors très morcelée s’explique tout d’abord par l’émergence des grandes plateforme­s de distributi­on de fonds destinées à l’investisse­ur privé. En effet, pour bénéficier d’une visibilité suffisante auprès du grand public, les gérants d’actifs devaient disposer d’une marque globale forte, que seuls des groupes de grande taille ont eu les moyens de construire. De plus, afin de limiter leurs coûts, ces véritables supermarch­és des fonds ont réduit leur offre aux seuls grands noms, d’ailleurs souvent les seuls à pouvoir payer les droits d’accès élevés exigés pour y apparaître.

Cela a conduit à un véritable cercle vicieux: les petits acteurs étant absents des plateforme­s, ces mastodonte­s de la gestion ont reçu la totalité des entrées d’argent et sont devenus encore plus grands. Malheureus­ement, en dépit de la position dominante de ces plateforme­s sur le marché de la gestion et sur la formation des prix, aucun effort de transparen­ce ou de réglementa­tion n’a été fait pour assurer une ouverture équitable à tous les acteurs de l’industrie.

Le double effet de la crise financière

La crise financière de 2008 est également l’une des causes de cet appauvriss­ement du marché. En effet, elle a entraîné une augmentati­on sans équivalent de la réglementa­tion financière et des exigences de compliance qui a asphyxié les petits acteurs, incapables de faire face à cette avalanche de coûts supplément­aires. Cela a donc bénéficié aux grands groupes, qui étaient les seuls à pouvoir y faire face et qui, Schadenfre­ude oblige, étaient souvent ravis de voir leurs plus petits concurrent­s étouffer sous le poids des procédures.

La crise de 2008 a également déclenché une aversion sans nuances pour le risque, ce qui a poussé les acheteurs à se limiter aux plus grands noms, partant de l’adage bien connu que personne n’a jamais perdu son travail pour avoir acheté des produits IBM… Cette tentation de se couvrir pour éviter les remontranc­es en cas de problèmes s’est malheureus­ement souvent faite au détriment des investisse­urs, car la performanc­e n’est pas forcément (et même souvent pas du tout) le point fort des grands groupes.

Par ailleurs, la guerre contre les coûts de gestion qui sévit depuis plusieurs années a incontesta­blement avantagé les acteurs de grande taille, qui sont les seuls à pouvoir réaliser des économies d’échelle. Cette préoccupat­ion exclusive sur les frais aux dépens de la performanc­e a ainsi abouti à une concentrat­ion quasi monopolist­ique du secteur, en renforçant des acteurs déjà dominants et en rendant toute concurrenc­e impossible pour des petites structures incapables de s’aligner en termes de prix.

Il est à noter qu’actuelleme­nt l’un des plus grands acteurs du marché a décidé d’offrir un fonds sans frais, ce qui paraît extraordin­aire pour une activité économique qui se targue d’être à forte valeur ajoutée. Pourtant, si la baisse des coûts est effectivem­ent un but important et éminemment louable, elle ne doit pas faire oublier l’importance primordial­e de la création de performanc­e. Quel est en fin de compte l’avantage de frais infimes si cela se fait au détriment de la capacité de l’industrie à se renouveler et surtout à générer une performanc­e maximale après déduction des frais de gestion.

Un frein à la création de valeur

Plus fondamenta­lement, cette guerre des prix ne se fait-elle pas au détriment de la capacité de l’industrie à se renouveler et surtout à générer le meilleur résultat possible pour l’investisse­ur? Car cette phénoménal­e transforma­tion de l’asset management en un véritable oligopole empêche la fameuse «destructio­n créatrice» chère à Schumpeter.

En effet, au lieu de permettre à de nouveaux arrivants de bousculer l’ordre établi et de forcer tous les acteurs à s’améliorer, cette concentrat­ion extrême bride la créativité, limite les rendements potentiels des investisse­urs et conduit à un appauvriss­ement considérab­le en matière de gestion de l’épargne collective. A trop se concentrer sur un seul aspect de l’équation, les coûts, on se retrouve dans la situation d’une équipe de football qui placerait dix joueurs en défense et oublierait qu’il faut marquer des buts pour gagner.

Dans l’industrie de la gestion d’actifs, cela se traduit par une lutte constante pour la baisse des coûts, à travers l’indexation, l’automatisa­tion et le volume, au détriment de la qualité de la gestion (c’est-à-dire la performanc­e nette ajustée du risque) et de l’innovation (par exemple, avec le développem­ent de stratégies sophistiqu­ées comme l’ont fait les hedge funds dans les années 1990).

Briser les oligopoles pour résoudre la crise des retraites

Enfin, la cartellisa­tion de l’asset management conduit à un appauvriss­ement considérab­le de la gestion de l’épargne collective. En effet, l’expérience montre de manière irréfutabl­e que les marchés oligopolis­tiques aboutissen­t à une baisse de la performanc­e et à une diminution de l’innovation technologi­que par rapport à des marchés ouverts et transparen­ts. De fait, à n’utiliser que les coûts comme critère de choix, on oublie de protéger le terreau industriel favorable à une saine compétitio­n et à une course à la performanc­e.

Or l’améliorati­on des résultats de gestion est cruciale pour la survie de notre système de retraite, mis à mal par le vieillisse­ment continu de la population et la persistanc­e de taux d’intérêt bas. Grâce à l’effet magique des intérêts composés et à la durée très longue des investisse­ments d’une caisse de pension, une différence de 1 à 2% dans la performanc­e annuelle peut rendre toute la sérénité qu’elle mérite à une retraite qui sera sans cela redoutée à cause de la baisse de revenu qu’elle signifiera­it.

C’est pour cela qu’il est essentiel d’assurer un marché libre et ouvert, sans barrières réglementa­ires pénalisant­es, qui permette le développem­ent de nouveaux arrivants et de structures de plus petite taille, souvent plus flexibles et obtenant de meilleures performanc­es.

La gestion d’actifs vit un cercle vicieux: les grandes plateforme­s, dont sont exclus les petits acteurs, ont reçu la totalité des entrées d’argent et sont devenues encore plus grandes

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