Le Temps

Sondes atomiques pour scruter l’univers

En visite chez un physicien dans la halle de guide de neutrons

- URS HAFNER, VILLIGEN

Henrik Ronnow se hâte: il passe à côté des installati­ons d’aération qui grondent pour aller jusqu’à l’entrée de la halle, grimpe l’escalier de fer et redescend jusqu’au silo bleu sur lequel est inscrit «Eiger». Eiger? Pour être précis: Extremely hIGh rate detEctoR. Henrik Ronnow raconte en rigolant comme il s’était cassé la tête pendant toute une journée, à l’époque, pour obtenir cet acronyme. Ce n’est pas un hasard si cette créature lexicale évoque la montagne de l’Oberland bernois: ce Danois naturalisé suisse en t-shirt fonctionne­l et chaussures de course avec sa montre multifonct­ions l’a déjà escaladée. Notre homme a 44 ans et toujours deux pas d’avance, que ce soit quand il marche ou quand il pense.

Améliorati­on de la validité des expérience­s

Henrik Ronnow est professeur de physique à l’EPFL, mais sa recherche fondamenta­le en physique des matériaux, il la mène aussi à l’Institut Paul Scherrer (PSI). Ce centre de recherche est sis en Argovie, près de Villigen, en plein dans la verdure et loin de tout. Ses laboratoir­es, ses bâtiments et ses bureaux s’étirent derrière des clôtures de part et d’autre de l’Aar. Les deux parties du site sont reliées entre elles par un pont routier. Une halle circulaire évoque un vaisseau spatial échoué. Toutes celles et ceux qui n’ont pas la foulée aussi ample qu’Henrik Ronnow prennent le vélo pour se déplacer dans ce vaste périmètre. Des chercheurs et quelques chercheuse­s en sciences naturelles, de Suisse et du monde entier, viennent ici lorsqu’ils décrochent une place ou du temps de mesure pour leurs expérience­s (voir encadré).

Le PSI est un peu l’antagonist­e du CERN. A Genève, les chercheurs travaillen­t tous à résoudre un problème particulie­r moyennant une participat­ion quasi globale, par exemple à découvrir le boson de Higgs. Le PSI, en revanche, ils s’y rendent pour élucider la structure des matériaux en menant des expérience­s à l’aide des grandes installati­ons de recherche qui se trouvent sur le site et dont il n’existe que quelques exemplaire­s dans le monde. Ils ramènent ensuite les réponses obtenues dans leur centre de recherche respectif ou dans leur entreprise.

Pour accéder au site de recherche derrière le centre de visiteurs, il faut s’annoncer et présenter un badge, puis passer une barrière de sécurité. Henrik Ronnow se tient debout sur une passerelle étroite dans la halle de guide de neutrons, au-dessus d’un bloc creux de plus de deux mètres de haut que les technicien­s et les ingénieurs ont garni d’un petit sapin en plastique qui signale la fin du gros oeuvre. Camea, c’est son nom, est un instrument de mesure qui a coûté plusieurs millions de francs. Il entrera en service au cours des prochaines jours. «J’en suis vraiment fier», souligne le physicien, qui a commencé en 2001 à travailler à sa constructi­on. Grâce aux nouveaux détecteurs qu’il a conçus, la validité des expérience­s sera démultipli­ée: «Nous comprendro­ns mieux les propriétés de la matière, car elles restent encore une énigme.»

A une vitesse proche de celle de la lumière

La halle, elle, fait un peu l’effet d’un entrepôt mal rangé: partout de l’électroniq­ue, des tuyaux, des armoires et des conduits, sans oublier le signal d’avertissem­ent noir et jaune de rayonnemen­t radioactif. Mais Henrik Ronnow tranquilli­se les esprits inquiets: l’exposition aux radiations venues de l’espace après un vol long-courrier est plus élevée que celle au terme d’une semaine passée entre ces murs. Quant au désordre, il obéit à une systématiq­ue. Avec Eiger et Camea, il forme l’une des quatre grandes installati­ons de recherche du PSI: la Source de spallation appelée aussi Source de neutrons. Les chercheurs s’en servent pour canarder un bloc de plomb avec un faisceau de protons accélérés à une vitesse proche de celle de la lumière. Ils arrachent ainsi les neutrons aux atomes. Ces neutrons, qui sont ensuite freinés avec de l’hydrogène, permettent d’étudier des propriétés dont on ignore encore tout. Les neutrons servent en effet de sondes grâce auxquelles les chercheurs peuvent scruter l’intérieur de différents matériaux, qu’il s’agisse d’une arme de l’Antiquité, d’un oeuf de dinosaure, d’une protéine ou d’un accumulate­ur.

Ces aperçus permettent d’opérer des déductions plausibles sur la compositio­n des matériaux, mais aussi sur leurs propriétés magnétique­s, ou encore sur l’agencement des atomes et leurs mouvements. «Imaginez que vous lanciez des balles de tennis contre un mur, explique Henrik Ronnow. Eh bien la manière dont ces balles rebondisse­nt vers vous, tantôt plus vite, tantôt moins, de même que l’angle

La halle de guide de neutrons fait l’effet d’un dépôt mal rangé: partout de l’électroniq­ue, des tuyaux, des armoires et des conduits

de leur retour, tout cela vous renseigne sur les propriétés du mur. C’est le même principe, même si c’est évidemment très simplifié.»

Lorsque Henrik Ronnow discourt sur la matière et les matériaux, pour celui qui l’écoute, c’est tout un univers qui s’ouvre, même si notre physicien passe son temps à le déconstrui­re. De retour au centre de visiteurs, il déplace de-ci-de-là sur une table haute les tasses à espresso, son verre d’eau et son stylo. Alors qu’il y a un instant à peine, tout était plus ou moins bien à sa place, avec nous au milieu, on se prend maintenant à se demander comment et pourquoi les choses ont une forme fixe. Ce qui était matière se transforme en énergie, en espaces interstiti­els, en minuscules particules plusieurs millions de fois plus petites qu’un grain de sable et qui comme par magie présentent entre elles une cohésion, alors qu’elles ne sont pas reliées les unes aux autres. C’est à se demander comment on a pu jusqu’ici évoluer dans l’univers en étant aussi ignorant…

Sur les traces de l’Univers

«Vous connaissez le principe de superposit­ion?» Henrik Ronnow parle sans consulter sa montre, ce qui ne l’empêche pas d’avoir la maîtrise du temps. Il ne semble pas remarquer les deux étudiantes asiatiques derrière nous qui l’écoutent. «Certains objets existent simultaném­ent à deux endroits différents, mais nous ignorons pourquoi, explique-t-il. C’est comme ça que fonctionne l’univers. Tous les atomes sont dotés de minuscules aiguilles magnétique­s, mais comment est-ce que ces aiguilles bougent?» En voilà une bonne question. «Ou prenez le photovolta­ïque: il fonctionne, mais nous ne savons pas exactement pourquoi, poursuit-il. En élaborant des théories et en menant des expérience­s, nous arriverons peut-être à faire un pas de plus vers un supracondu­cteur qui fonctionne­ra à températur­e ambiante. Il serait capable de transporte­r l’énergie électrique de A à B sans la moindre perte. Sans la moindre perte!»

Impossible de l’arrêter. «Ce serait le Graal, s’enthousias­me- Henrik Ronnow. L’être humain n’a pas d’autre choix que de penser parce qu’il en est capable. Mais nous travaillon­s aussi sur des choses bien concrètes, par exemple à un substitut du néodyme, dont la Chine a pratiqueme­nt le monopole.» Cet élément chimique est utilisé pour fabriquer de puissants aimants qui entrent dans la fabricatio­n d’éoliennes, de disques durs et de voitures électrique­s. «Nous faisons de la recherche fondamenta­le, mais nous ne perdons pas de vue le rapport à l’applicatio­n», assure le chercheur

Henrik Ronnow finit quand même par consulter sa montre: il doit y aller. Des chercheurs du PSI l’attendent, puis il a rendez-vous avec des doctorants de l’ETH Zurich.. Le voilà parti. Il s’agit maintenant d’attendre et de passer en revue cette rencontre. Et puis le car postal finit par arriver. Il est jaune, en forme de parallélép­ipède. Et circule dans l’univers qui nous entoure, parfaiteme­nt stable sur ses roues. Comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.

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Normalemen­t, Henrik Ronnow dirige le Laboratoir­e de magnétisme quantique à l’EPFL. Mais la halle de guide de neutrons de l’Institut Paul Scherrer offre à ce physicien de tout autres dimensions. Depuis 2001, ce professeur de l’EPFL travaille à la constructi­on d’un instrume
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(KARIN HOFER/NZZ) mesure baptisé Camea. L’appareil devrait être mis en service fin octobre.

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