Paul Scherrer
Scientifique, didacticien, innovateur: hommage
«Depuis de nombreuses années, les physiciens savent que les atomes recèlent d’énormes quantités d’énergie. Jusqu’à récemment, la technique ne savait pas comment les rendre exploitables. Il s’agit d’énergies gigantesques qui sont libérées lorsque les atomes subissent des transformations artificielles (…) A ce jour, malheureusement, on n’a réussi qu’à réaliser d’infimes quantités de substance. Les énergies alors libérées ont été mesurées avec des appareils très sophistiqués, seulement pour quelques processus isolés.
Mais aujourd’hui, avec les progrès rapides de la physique nucléaire, il semblerait qu’une nouvelle ère soit sur le point de se lever dans le domaine de la production d’énergie, l’‹ère de l’énergie subatomique ›.»
Visionnaire à l’ETH Zurich
L’homme qui a écrit ces lignes de 28 novembre 1945 s’appelait Paul Scherrer. Il était professeur de physique à l’ETH Zurich. Sous sa houlette, l’ancien Institut de physique de la Gloriastrasse à Zurich avait évolué pour devenir l’une des adresses les plus prisées au monde dans le domaine de la physique nucléaire. Car Paul Scherrer était un visionnaire: il avait l’oeil pour repérer les thématiques d’avenir et avait su se montrer suffisamment flexible pour quitter le domaine qu’il occupait jusque-là avec un succès considérable. Entre 1916 et 1917, à l’Université de Göttingen en Allemagne, ce jeune physicien suisse avait en effet inventé avec Peter Debye, son directeur de thèse, un nouvelle méthode d’analyse de matériaux polycristallins au moyen de rayons X, la méthode des poudres de Debye-Scherrer. C’est ce même Peter Debye, spécialiste de l’analyse structurelle, qui l’avait emmené avec lui en 1920 à l’ETH à Zurich.
Dans les années 1930 et 1940, Paul Scherrer considérait que c’était la physique nucléaire qui représentait le plus gros potentiel en matière de recherche. Que se passerait-il si l’on réussissait à rendre exploitables les «énergies gigantesques» contenues par les atomes, pour des objectifs pacifiques, bien entendu, pour une «machine à l’énergie atomique», comme il l’exposait cet article de deux pages, paru dans la NZZ, que nous citions plus haut?
Mais dans un premier temps, dans le domaine de la physique, la recherche impliquait un tout nouveau type d’expériences. Elle avait besoin d’accélérateurs de particules capables d’accélérer suffisamment des protons pour les faire entrer en collision avec des noyaux atomiques, déclencher une réaction et permettre ainsi l’émergence de nouvelles connaissances dans le domaine subatomique.
Au début, les physiciens de l’ETH opéraient au moyens de générateurs avec une énergie maximale de quelques méga-électronvolts. Jusqu’à ce que l’Université de Californie à Berkeley construise ce qu’on appelle un cyclotron qui a tout à coup permis d’accélérer des particules à des énergies encore jamais atteintes. Or plus il y a d’énergie, plus les réactions nucléaires sont complexes et plus on obtient d’informations. Paul Scherrer a su d’emblée que l’Institut de physique de Zurich avait besoin, lui aussi, d’une machine de ce genre.
Vulgarisateur de talent
Seulement, voilà: comment la financer? Les cyclotrons étaient basés sur un gros électroaimant et un émetteur à haute fréquence, deux composants onéreux. Par ailleurs, il fallait songer à la radioprotection: cela supposait de placer l’installation dans des locaux séparés.
Mais Paul Scherrer savait se montrer inventif, car outre ses compétences en physique nucléaire, il était dynamique et doué d’un talent essentiel: il excellait dans l’art d’expliquer de manière intelligible des processus complexes. Quand il donnait ses cours à l’ETH, la salle était toujours comble. En 1990, à l’occasion de son centenaire, l’un de ses anciens élèves écrivait dans la NZZ: «Il nous transmettait les clés pour extraire l’essentiel de la physique (…) Le cours de Scherrer était vivant, enthousiaste, toujours accompagné de dizaines d’expériences qui frappaient l’esprit.» Ce talent transparaît aussi dans l’article de 1945 que nous citions au tout début. Sa capacité à vulgariser a sans doute joué un rôle essentiel dans le succès de son engagement personnel pour un cyclotron à l’Institut de physique: l’entreprise Maschinenfabrik Oerlikon a construit l’électroaimant et la société Brown Boveri & Cie. basée à Baden a fourni l’émetteur, tandis que l’ETH Zurich mettait à disposition une halle souterraine pour accueillir la nouvelle installation. A partir de 1944, Paul Scherrer et ses collaborateurs ont pu mener des expériences jusqu’à 15 méga-électonvolts avec, par-dessus le marché, un faisceau de protons beaucoup plus intenses qu’avant.
Le cyclotron a été le dernier accélérateur de particules que l’ETH a réalisé sur son site. Toujours plus grand, plus puissant et plus cher: l’évolution était lancée. Paul Scherrer n’a donc pas tardé à plancher sur la machine suivante. Il avait participé depuis la fin la guerre au Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire (l’organe provisoire qui a précédé le CERN) et, à ses yeux, il était clair que la physique des particules devait disposer d’un centre national de recherche accessible à toutes les hautes écoles. Le «Schulrat» (Comité) de l’ETH, de son côté, était passé maître dans l’art de souligner l’importance du prochain accélérateur de protons pour plusieurs disciplines: la médecine, la biologie, la chimie, les sciences techniques. Il s’est montré lui aussi capable de vulgariser. Avec succès: en 1966 le Parlement autorisait le projet de construction «au vert» d’un accélérateur de 500 méga-électronvolts. Quelques années plus tard, la première pierre de l’Institut suisse de recherches nucléaires était posée au bord de l’Aar, près de Villigen, juste en face de l’Institut fédéral de recherche en matière de réacteurs. Les deux institutions ont fusionné en 1988 pour former l’Institut Paul Scherrer (PSI).
Des qualités intemporelles
Etre capable d’identifier les thématiques d’avenir, de vulgariser la science, de collaborer pour et avec plusieurs disciplines dans le cadre de grands projets: Paul Scherrer avait de nombreuses qualités qui continuent aujourd’hui d’être incarnées par le PSI. Comme lui à l’époque, l’institut qui porte son nom souffre aussi du manque de place à Villigen, en dépit d’un terrain qui a entre-temps atteint quelque 350 000 mètres carrés. L’institut abrite un centre de visiteurs avec des expositions interactives qui illustrent les questions auxquelles sont consacrés certains projets de recherche. Les scientifiques du PSI viennent aussi expliquer en personne les installations de recherche et leur travail.
Paul Scherrer serait ravi. Ce communicateur inspiré était en avance sur son temps. Aujourd’hui, on dirait de lui que c’était un excellent collecteur de fond, une qualité essentielle pour un bon chercheur en 2018. Certes, certains de ses sujets de prédilection ne sont plus guère d’actualité depuis que la sortie par étapes de la Suisse de l’énergie nucléaire a été décidée. Sa collaboration avec le Département militaire fédéral en tant que président de la Commission suisse d’étude pour l’énergie atomique apparaît problématique. En revanche, l’image qu’il avait de luimême, celle d’un scientifique tourné vers l’avenir, est intemporelle. Il ne faudrait pas réduire Paul Scherrer à certaines facettes de son travail.
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