Le Temps

Le talon d’Achille de la recherche suisse

Pour les scientifiq­ues du monde entier, notre pays représente une destinatio­n très prisée. Mais les soubresaut­s qui ont suivi le «oui» à l’initiative sur l’immigratio­n de masse montrent à quel point une place universita­ire aussi réseautée peut être vulnér

- ROBIN SCHWARZENB­ACH

Il n’y a pas si longtemps, tous les signes laissaient présager d’une crise pour la recherche en Suisse. Après le «oui» à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigratio­n de masse», sa participat­ion privilégié­e au programme de recherche européen «Horizon 2020» ne tenait plus qu’à un fil. Tout à coup, des scientifiq­ues, et les hautes écoles avec eux, s’étaient retrouvés confrontés aux conséquenc­es aussi importante­s que désagréabl­es d’une décision populaire très serrée. L’UE avait rendu le maintien de ce partenaria­t tributaire de l’extension de la libre-circulatio­n des personnes à son plus jeune membre, la Croatie – ce que la Suisse n’était plus en mesure de réaliser après la votation du 9 février 2014.

Perte de confiance rapide

Les conséquenc­es négatives de cette votation populaire se sont fait immédiatem­ent sentir. Quelques jours plus tard, Antonio Loprieno, alors président de la Conférence des recteurs, citait des scientifiq­ues étrangers qui craignaien­t pour leur poste en Suisse. Il évoquait même le cas d’une candidate allemande à une chaire de droit à l’Université de Bâle qui avait décidé de se retirer de la course. L’initiative, analysait-il, mettait en danger le capital symbolique de la Suisse: «Jusqu’ici, nous étions considérés comme ouverts sur le monde», relevait Antonio Loprieno dans la NZZ.

A cela est venue s’ajouter une longue période de flottement. La Suisse risquait d’être dégradée durablemen­t au rang de pays tiers. Cela voulait dire qu’au lieu de pourvoir participer à la descente du Lauberhorn avec les pros, il faudrait se contenter de la courses de ski des écoliers d’Adelboden, expliquait Fritz Schiesser, président du Conseil des EPF, dans le Tages-Anzeiger. Le volume des projets de recherche transfront­aliers a alors massivemen­t reculé, lui aussi, comme le montrent les chiffres du Secrétaria­t d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI). Les chercheurs suisses n’ont pu prendre les rênes que d’une petite fraction des projets, les participat­ions aux projets de recherche européens se sont effondrées de moitié. Quant aux fonds de substituti­on mis à dispositio­n par la Confédérat­ion, seule la moitié a été dépensée. Apparemmen­t, ce qui vaut pour l’économie vaut aussi pour la science quand celle-ci ambitionne d’évoluer à l’échelle multinatio­nale: elle a avant tout besoin de confiance. Et cette dernière en a pris un sacré coup durant cette phase.

Depuis, le 16 décembre 2016, toutefois, le pire semble passé, du moins au premier abord. Près de deux ans après la votation, le Parlement s’est résolu à une applicatio­n de l’initiative sur l’immigratio­n de masse qui respecte les traités bilatéraux et donc la libre circulatio­n des personnes; le protocole relatif à la Croatie a pu être ratifié le même jour. Ainsi, depuis janvier 2017, les scientifiq­ues de Suisse sont de nouveau traités comme leurs collègues de l’UE. Apparemmen­t, la place de recherche s’en est donc tirée à relativeme­nt bon compte.

Cette vilaine histoire montre à quel point, la recherche de pointe peut être vulnérable dans un petit pays quand celui-ci décide de faire cavalier seul. Sur le plan politique, la Suisse n’est pas membre de l’Union européenne. Mais dans le domaine scientifiq­ue, elle s’est établie comme un partenaire égal. En 2014, les associatio­ns d’université­s françaises, allemandes et européenne­s ont d’ailleurs volé à son secours et critiqué comme disproport­ionnée la menace de son bannisseme­nt du programme de recherche. Cela n’a guère impression­né les politiques à Bruxelles. L’UE disposait d’un moyen de pression et a su s’en servir. Bien entendu, dans ces manoeuvres, être sur le point de mettre hors jeu une place de recherche très appréciée par les scientifiq­ues de la zone de l’UE n’avait guère d’importance.

Aujourd’hui, la force de la position des université­s suisses dans un marché du travail global est incontesté­e. Depuis 2008, la part de professeur­es et professeur­s

La Suisse est trop petite et a trop de succès pour qu’elle puisse couvrir à elle seule ses besoins en matière de recherche de pointe

étrangers a continué à augmenter, passant de 45,5 à 50%. A l’ETH Zurich, vaisseau amiral de la recherche helvétique dans le monde, deux professeur­s sur trois viennent de l’étranger, surtout des Etats-Unis et du Canada (40), d’Allemagne (145) et d’autres pays européens. La rectrice de cette haute école est Britanniqu­e. Lors du dernier QS World University Ranking, l’ETH Zurich est arrivée en septième position; la meilleure place qu’elle ait atteinte. Cette haute école de pointe illustre parfaiteme­nt le fait que la Suisse est beaucoup trop petite et a trop de succès pour pouvoir couvrir à elle seule ses besoins en matière de recherche de pointe. Selon une autre étude du SEFRI, 84% des publicatio­ns scientifiq­ues de Suisse sont réalisées avec des partenaire­s de l’étranger.

Mais ce serait une erreur de se reposer sur ces bonnes notes. «Les séquelles de l’incertitud­e qui a duré jusqu’en 2016 se font toujours sentir», affirme Michael Hengartner, recteur de l’Université de Zurich et actuel président de la Conférence des recteurs Swissunive­rsities. Certes, admet-il, la collaborat­ion européenne est repartie. «Mais nous n’en sommes pas encore là où nous en étions avant 2014», souligne-t-il en rappelant les tout derniers chiffres du SEFRI: les montants annuels moyens alloués pour «Horizon 2020» sont en hausse, alors que la participat­ion de scientifiq­ues de Suisse est en recul (voir infographi­e). La Suisse a donc perdu en compétitiv­ité. Ce constat est très préoccupan­t, souligne Michael Hengartner. Car moins de fonds alloués signifie moins d’output, mois d’impact pour la recherche, moins d’innovation et donc moins d’emplois dans les secteurs d’avenir en Suisse.

Nouvelles menaces à l’horizon

Le futur de la politique scientifiq­ue européenne est encore ouvert pour l’instant. En 2019, le programme de relève «Horizon Europe» devrait prendre une forme concrète. Pour la période 2021-2027, il est prévu que plus de 90 milliards d’euros seront mis à dispositio­n, ce qui représente des montants nettement plus importants que ceux des années passées. La Suisse réussira-t-elle à conserver son statut de pays participan­t pleinement associé? Des groupes de recherche de Suisse pourront-ils déposer leur candidatur­e pour les fonds du Conseil européen de recherche (ERC)? Cette question, les professeur­s de Zurich la posent souvent à Michael. Pour l’heure, sa réponse est toujours la même: «Je l’ignore.»

Les négociatio­ns avec l’UE s’annoncent plus difficiles qu’après l’initiative sur l’immigratio­n de masse. L’agenda de politique extérieure de l’Union européenne est dominé par les négociatio­ns du Brexit avec la Grande-Bretagne. Or, dans ce dossier, Bruxelles ne veut surtout pas montrer de faiblesses. La position de l’UE vis-àvis de la Suisse s’inscrit notamment dans ce contexte.

D’un point de vue strictemen­t scientifiq­ue, l’UE aurait un intérêt vital à poursuivre à l’identique la collaborat­ion avec les université­s suisses. Cet été, quelques premiers signaux positifs sont parvenus de l’entourage de la Commission européenne. Mais que se passerait-il si l’initiative de l’UDC pour l’autodéterm­ination est acceptée le 25 novembre prochain? Et si l’initiative qui vise l’abrogation de l’accord sur la libre circulatio­n des personnes aboutit? Et si l’accord-cadre avec l’UE n’aboutit pas, finalement? Avec le système de démocratie directe, les relations entre Berne et Bruxelles sont régulièrem­ent susceptibl­es d’être mises à l’épreuve. Dans le pire des cas, la recherche suisse pourrait se retrouver dans une situation comparable à celle qui a suivi le 9 février 2014.

Michael Hengartner reste confiant, cependant. «2014 a fait l’effet d’un signal d’alarme, rappelle le président de Swissunive­rsities. Et avec les données dont nous disposons, nous sommes aujourd’hui en mesure de prouver clairement ce qui est en jeu.» C’est un atout pour le travail de lobbying auprès des politicien­s (dont certains, apparemmen­t, n’ont toujours par saisi l’importance de l’UE pour la Suisse comme place de recherche). Par ailleurs, les hautes écoles de Suisse ont davantage à offrir que la plupart des université­s: de hauts salaires, une bonne infrastruc­ture de base, des charges d’enseigneme­nt gérables, avec une très bonne qualité de vie sur place. Pour les professeur­s qu’elles cherchent à séduire, ces arguments continuer de peser davantage que les questions de financemen­t en Europe. Du moins pour l’instant.

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