Le Temps

Au fil de la Voie verte

Né grâce au CEVA, l’axe de mobilité douce qui relie la future Comédie de la gare des Eaux-Vives et la France voisine est un succès. Mais sa grande fréquentat­ion crée déjà des tensions

- MARIE-PIERRE GENECAND

GENÈVE Promenade sur la Voie verte qui relie le quartier des Eaux-Vives à Annemasse sur le tracé du CEVA. Ici, pas de vrombissem­ents ni de gaz d’échappemen­t, mais seulement des piétons, des trottinett­es, ou des vélos classiques et électrique­s qui se disputent l’asphalte sur ce nouvel axe de mobilité douce dont le succès croissant crée quelques tensions.

On aurait pu parler du velouté du tracé sur lequel les vélos glissent sans être secoués. Ou de ce paysage d'arrière-quartier dans lequel, des écoles aux maisons, tout ressemble à une maquette proprette. Ou encore de la lumière, magique en ce début de soirée. Mais ce qui frappe surtout au fil de la Voie verte, nouvel axe de mobilité douce reliant le quartier genevois des EauxVives à Annemasse, c'est le bruit et l'odeur. Ou plutôt l'absence de bruits et d'odeurs. Pas de vrombissem­ents, ni de gaz d'échappemen­t. Juste le souffle du vent et le rire des enfants quand nous passons près de la place de jeux aménagée à Thônex.

Le luxe? Oui. A tel point que la Voie verte vire parfois au noir quand, aux heures de pointe, elle est victime de son succès. Gérard Widmer, de la Direction générale des transports, sourit. Pour le moment, à sa connaissan­ce, aucune collision n'assombrit le bilan de ces six kilomètres inaugurés en avril dernier, et le responsabl­e sait que les flux se régulent d'eux-mêmes une fois les habitudes intégrées.

Le tracé de l’ancienne micheline

La visite est jolie. Sur son vélo électrique, Gérard Widmer commente, explique, refait l'histoire de ce parcours qu'on sillonne aller-retour. La Voie verte est née de la volonté du CEVA de replanter tout arbre arraché durant les travaux. Au début, cette promenade, calquée sur le tracé de l'ancienne micheline (le petit train local) et donc du futur Léman Express qui filera en sous-sol, devait rester piétonnièr­e. Puis, poursuit l'ingénieur genevois, il a été imaginé que les vélos puissent l'emprunter en roulant sur le gravier stabilisé. Enfin, pour éviter la boue en cas de mauvais temps insistant, une bande de bitume a été créée, mais relativeme­nt étroite, de sorte à obliger les vélos à maintenir une vitesse modérée.

Trottinett­es, déambulate­urs et vélos bienvenus!

Ce dernier point fonctionne plus ou moins bien… Pendant que nous devisons gaiement, des cyclistes foncent à nos côtés. Du coup, nous choisisson­s de rouler sur le gravier séparé du bitume par une ligne de ballast – de gros cailloux – pour continuer à converser. Des promeneurs, incommodés par notre présence, marquent leur désapproba­tion. «Ils ont tort», relève le collaborat­eur du Départemen­t des infrastruc­tures.

«Regardez ce panneau bleu sur lequel figurent un piéton et un vélo sans séparation. Il signifie que les deux domaines, le gravier et le bitume, peuvent être utilisés indifférem­ment par les deux usagers. Ainsi, une personne en déambulate­ur, en fauteuil roulant ou en trottinett­e peut très bien se promener sur la partie goudronnée. De même, les vélos sont autorisés à rouler sur le gravier.»

Intéressan­t. Sauf que cette mixité semble très improbable, dans la mesure où les différents modèles de vélo, classiques et électrique­s, se disputent déjà l'asphalte à certains moments de la journée. «Aux heures critiques, il y a une grosse tension entre les usagers qui visent l'efficacité et ceux qui sont moins stressés», témoigne un journalist­e qui, chaque matin, vers 8h, emprunte la Voie verte de Chêne-Bourg à Grange-Canal pour emmener son fils de 4 ans à l'Ecole internatio­nale.

«Aux heures critiques, il y a une grosse tension entre les usagers qui visent l’efficacité et ceux qui sont moins stressés» UN USAGER DE LA VOIE VERTE

«Face à ceux qui vont très vite et dépassent les autres de manière sauvage, nous avons intérêt à freiner et à anticiper. C'est un peu flippant d'être pris ainsi dans un flot continu, et notre concentrat­ion doit être soutenue.» Vers 16-17h, ce père de famille observe un autre moment «compliqué» de la journée. «A la sortie des différents cycles et écoles qui longent la voie se rejoue une confrontat­ion entre deux population­s. D'un côté, les personnes qui rentrent du boulot et filent à fond, de l'autre les ados qui papotent, divaguent, utilisent la partie bitumée avec leurs planches, leurs trottinett­es ou leurs vélos et rendent fous les Rambo!»

Des bolides qui font peur

On imagine la scène sans problème. D'autant que Laura, établie en France voisine et barmaid à Genève, fait le même constat. «Ce qui est drôle, c'est que lorsque nous, les cyclistes, nous roulons sur la chaussée ordinaire, nous sommes solidaires entre nous, contre les voitures. Là, sur la Voie verte, la rivalité se déplace entre les vélos normaux et les vélos électrique­s!», sourit la jeune femme qui, avec son vélo classique, atteint au maximum 20 km/h. Pas assez pour régater avec les «bolides qui déchirent tout à près de 50 km/h et font parfois peur».

Laura emprunte la Voie verte tous les jours, depuis Annemasse jusqu'aux Eaux-Vives, vers 17h, pour aller travailler et, comme le journalist­e cité plus haut, est «aux aguets pour freiner si un cycliste pressé dépasse de manière risquée». Une limitation de vitesse pourrait-elle être envisagée? Gérard Widmer est sceptique. «Déjà, la Confédérat­ion ne prévoit pas une telle dispositio­n. Mais si nous limitions la Voie verte à 20 km/h, ce serait encore trop quand la prudence dicte plutôt le 10 km/h. En réalité, la vitesse est très dépendante de la fréquentat­ion.»

A qui la priorité?

Un autre aspect crée des remous. A intervalle­s réguliers, la Voie verte est interrompu­e par des routes transversa­les relativeme­nt importante­s, comme les chemins de Grange-Falquet et de la Montagne, ou l'avenue de Bel-Air. A ces intersecti­ons, les cyclistes perdent leur priorité et doivent traverser avec prudence sur le passage piéton. Pas facile quand on fonce à plus de 30 km/h… Nombreux sont les vélos qui jettent un rapide coup d'oeil et forcent le passage, d'autant que les voitures, ralenties par un dos-d'âne, ont tendance à s'arrêter spontanéme­nt. Enfin, c'était le cas, lundi dernier en début de soirée.

Pas sûr qu'une telle amabilité soit de rigueur aux heures critiques de la journée… Gérard Widmer conserve son sourire tranquille. «On aurait pu mettre des barrières sur la Voie verte, comme du côté français, pour obliger les cyclistes à poser le pied. Mais on aimerait que cet espace reste le plus libre et le plus ouvert possible, même si un marquage va être prochainem­ent réalisé pour bien signaler aux cyclistes la nécessité de céder le passage.»

Des propriétés sans clôture

Liberté, ouverture. Dans ce même esprit, les architecte­s paysagiste­s ont fait preuve d'une belle ambition écologique. Sur les flancs de la Voie, ils ont planté des espèces végétales locales, déjà présentes avant le grand chambardem­ent et installé plusieurs tas de pierres, qui sont autant d'abris pour les petits animaux, lézards, rongeurs, de la région. Plus fort encore: de même qu'il n'y a pas de frontière claire entre les territoire­s suisse et français, les maîtres d'ouvrage ont proposé aux nombreux propriétai­res qui longent la Voie verte de ne pas remettre le grillage en bordure de leur terrain afin de créer des espaces continus entre leur pré et ce corridor écologique. A ce stade, aucun n'a accepté…

«C'est compréhens­ible, tempère Gérard Widmer. Ces riverains ont besoin de quelques années pour apprivoise­r cette nouvelle configurat­ion et ce flux humain.» Ou comment ces habitants de l'ombre doivent accepter d'être soudain projetés dans la lumière.

Nouveau centre de gravité

«C'est tout à fait ça, confirme le journalist­e usager de la Voie verte. Avec ce nouvel axe, on a vraiment l'impression que l'épine dorsale du quartier s'est déplacée. Le CEVA aura clairement modifié le centre de gravité de toute cette région», observe-t-il.

Ce sera d'autant plus vrai lorsque le tronçon qui traverse la future gare de Chêne-Bourg sera achevé. Pour le moment, durant les travaux, les cyclistes doivent emprunter l'archaïque chemin de la Mousse sur environ 400 mètres et le contraste de qualité frappe. C'est que la Voie verte, c'est un peu le Lido des vélos. L'an dernier, les communes suisses concernées (Genève, Chêne-Bougeries, ChêneBourg, Cologny et Thônex) ont chacune planté un arbre symbolique le long du tracé. Une (re)naissance, ça se fête en beauté.

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS)
 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? La Voie verte et ses usagers, le 8 octobre dernier. Les vélos classiques y roulent en général à 20 km/h maximum, alors que la vitesse des véhicules électrique­s peut grimper jusqu’à 50 km/h.
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) La Voie verte et ses usagers, le 8 octobre dernier. Les vélos classiques y roulent en général à 20 km/h maximum, alors que la vitesse des véhicules électrique­s peut grimper jusqu’à 50 km/h.

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