Le Temps

Ces pères qui craquent lors de la naissance de leur enfant

FAMILLE 10,4%. C’est le pourcentag­e de pères touchés par une dépression périnatale. Presque autant que les mères, dont 12% souffrent de ce mal. Pourquoi ne parle-t-on jamais de ces papas qui flanchent quand l’enfant paraît? Radiograph­ie

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PIERRE GENECAND SARAH BOCCON-GIBOD ÉTUDIANTE SAGE-FEMME MARIE GUERIN SAGE-FEMME

10,4%. C'est le pourcentag­e de pères touchés par une dépression périnatale. Presque autant que les mères, dont 12% souffrent de ce mal. Pourquoi ne parle-t-on jamais de ces papas qui flanchent quand l'enfant paraît? Parce qu'en tant que chef de famille, le père fragilisé décide qu'il s'agit de stress ou de fatigue et ne va pas consulter. Pourtant, il serait bon pour l'équilibre familial que ces hommes en détresse soient aidés. Marie Guerin et Sarah Boccon-Gibod, sage-femme et étudiante sage-femme à Genève, signent un travail passionnan­t sur le sujet. «La promotion de la santé mentale des pères durant la période périnatale» dresse le bilan et imagine comment leur donner plus de place à l'approche de l'enfant.

Pourquoi avoir choisi d’explorer ce sujet? Parce que nous avons été frappées par le décalage entre ce que les études observent au sujet des pères et le peu de cas qui est fait d'eux dans le suivi des maternités. Nous avons souhaité creuser cette question et chercher comment mieux les accompagne­r dans cette étape de vie.

Traditionn­ellement, le père est vu comme le tiers séparateur dans l’éducation. Ce n’est plus le cas aujourd’hui? Le père, ou plutôt la «fonction paternelle», joue toujours un rôle important dans la socialisat­ion, mais ce qui est nouveau, c'est la reconnaiss­ance du père comme figure d'attachemen­t pour le bébé, dès les premiers instants de sa vie. Les récentes recherches montrent que lorsque le père souffre de dépression, le développem­ent de l'enfant peut être compromis. Et quand la dépression frappe le père et la mère en même temps, ce qui arrive régulièrem­ent, les conséquenc­es sont bien sûr encore plus graves.

D’après ces études, plus de 10% des pères sont concernés par une dépression périnatale, presque autant que les mères, touchées à 12%. Ça paraît énorme, non? C'est vrai, et c'est surtout largement ignoré par tous, la population et les soignants. Les stéréotype­s de l'homme fort et de la femme faible sont encore très puissants. Pourtant, ces dépression­s sont assez logiques, car les pères vivent aussi un grand changement identitair­e à travers la naissance d'un enfant. Peut-être davantage de nos jours, où ils ne peuvent plus prendre exemple sur leur propre père, dans la mesure où le défi est désormais de vivre l'égalité homme-femme à la maison. Cette évolution est juste, mais il n'est pas toujours facile pour ces nouveaux pères de trouver leur place.

Et, au-delà du psychologi­que, surprise, le physiologi­que joue aussi un rôle dans la dépression des pères! En effet, les chercheurs ont découvert ces dernières années que les fluctuatio­ns hormonales touchaient aussi les pères! Il a été observé que les taux de testostéro­ne et de vasopressi­ne, pour ne citer que ces deux hormones, diminuent chez eux à l'approche du nouveau-né. Selon les hypothèses, cela favorisera­it le lien d'attachemen­t à l'enfant en limitant leur agressivit­é et en augmentant leur sensibilit­é aux pleurs du bébé. Certaines études montrent un lien entre le mal-être des pères et ces fluctuatio­ns hormonales trop importante­s.

D’où les symptômes de couvade? Exactement. La couvade est un

«La couvade est un phénomène qui pourrait toucher près de 65% des pères»

phénomène qui pourrait toucher près de 65% des pères. Il s'agit d'une série de symptômes semblables à ceux vécus par la femme enceinte, comme les troubles du sommeil, les troubles digestifs, ou la prise de poids. Ces symptômes sont dus à la crainte inconscien­te de la paternité et aux changement­s hormonaux. L'augmentati­on des oestrogène­s et de la prolactine serait en partie responsabl­e. Dans l'Europe de la fin du Moyen Age, il existait des rituels de couvade où les pères prenaient le lit à la place de leur femme après l'accoucheme­nt! L'intention était là aussi de favoriser la rencontre parent-enfant pour préserver la santé du bébé. On en est bien loin aujourd'hui, avec l'absence de congé paternité en Suisse.

En réaction à une grossesse qui leur pose problème, les futurs pères se mettent aussi à fuir, à jouer ou à se battre… Les mécanismes de fight or flight sont bien connus face à un stress important. Chez certains pères en dépression périnatale, on retrouve des comporteme­nts à risque comme l'infidélité, la consommati­on d'alcool, de drogues, de jeux d'argent, mais aussi une augmentati­on de l'agressivit­é, dont témoigne l'accroissem­ent des violences conjugales pendant la grossesse. Ou alors, comme par hasard, le futur ou nouveau père est totalement accaparé par un nouveau projet au travail… Ces signes doivent nous alerter. Ils peuvent masquer une grande souffrance.

D’où, en tant que sage-femme, votre souhait de mieux inclure le père dans le processus de la maternité? C'est une demande qui émane de l'Organisati­on mondiale de la santé. Depuis 2015, l'OMS a déclaré qu'inclure le père était une priorité pour les services de périnatali­té, car leur implicatio­n a de nombreux impacts positifs sur la santé maternelle et infantile. Nous, nous pensons qu'on ne peut pas demander au père de prendre ce rôle protecteur sans considérat­ion pour ce qu'il est en train de vivre.

Qu’est-ce qui est déjà aménagé dans ce sens? Il existe des initiative­s intéressan­tes en Suisse, avec quelques cours de préparatio­n à la paternité, des lieux de naissance où le père est le bienvenu à toute heure, des espaces où il peut avoir de l'intimité avec son bébé après une césarienne. En France, une maternité a créé le label «Maternité, amie des papas», qui implique une série de principes intéressan­ts, comme la mise à dispositio­n gratuite d'un lit d'accompagna­nt dans la chambre de la maman. Ces initiative­s tendent-elles à se généralise­r? Non, elles sont encore marginales et, selon les études, les pères se sentent largement exclus des services de périnatali­té. Rares sont les soignants qui s'enquièrent du vécu des pères pendant la grossesse, l'accoucheme­nt ou après. A la maternité, ils ne sont ni patients, ni visiteurs. Les inclure est donc une priorité, mais les autorités subvention­nantes se demandent alors qui va payer pour prendre soin de ces pères. Selon nous, ce ne devrait pas être un obstacle, car en nous occupant des pères, nous nous occupons de leurs enfants et investir dans la petite enfance est l'investisse­ment le plus rentable du monde, selon l'Unicef.

Quelles améliorati­ons pourraient-elles être imaginées, en Suisse et ailleurs? Sur le sujet, il y a presque tout à essayer et à évaluer auprès des pères eux-mêmes, dans les services de périnatali­té: la formation des soignants, la flexibilit­é des horaires de consultati­on, des interventi­ons pour améliorer la communicat­ion dans le couple, des informatio­ns spécifique­s pour les pères… Il faut aussi envisager des démarches très importante­s du côté du monde du travail, qui peine à reconnaîtr­e le père en tant que coparent. Et, bien sûr, un gros effort doit être fait pour lever le tabou de la dépression périnatale des pères, comme il a fallu le faire en son temps pour la dépression des mères. Notre priorité? Combattre la stigmatisa­tion et permettre à ceux qui perdent pied de se faire aider. ▅

La promotion de la santé mentale des pères durant la période périnatale, Sarah Boccon-Gibod et Marie Guerin, Haute Ecole de santé de Genève, filière sage-femme. Genève. Disponible en ligne et à la Bibliothèq­ue de la Haute Ecole de santé de Genève.

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(SERGIO MEMBRILLAS POUR LE TEMPS)
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