Affaire Khashoggi: Riyad sous pression
Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite tenteraient de s’entendre sur une «version officielle» expliquant la mort du célèbre journaliste. Un récit qui, pour l’instant, ne convainc pas les milieux économiques
CRISE Donald Trump a dépêché son secrétaire d’Etat à Riyad. Mission: trouver une porte de sortie pour l’allié saoudien, empêtré dans l’affaire du journaliste disparu au consulat d’Istanbul. Alors que la Turquie veut fouiller la résidence du consul, celui-ci s’est envolé pour l’Arabie saoudite. Et de nombreux acteurs d’un sommet économique prévu à Riyad ont annulé leur venue.
Des «tueurs voyous» (rogue killers). La formule suffira-t-elle pour trouver une issue à la crise créée par la «disparition» de Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul? Rien n’est moins sûr: employée par un Donald Trump qui, peu avant, menaçait pourtant de «punir sévèrement» le royaume saoudien, la formule a pris des allures de «version officielle» à laquelle semblent vouloir s’accrocher désormais aussi bien Washington que Riyad. C’est apparemment dans cette optique que le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, s’est rendu en Arabie saoudite pour rencontrer le roi Salmane. Mais cette version des faits ne trompe pas grand monde.
Depuis deux semaines, les indices et les preuves à charge se sont multipliés contre le régime saoudien. L’arrivée, dans les heures qui précédaient l’entrée dans le consulat de Jamal Khashoggi, d’une quinzaine de responsables de la sécurité, ainsi que d’un médecin légiste; des avions saoudiens – habituellement loués par la maison royale – qui s’envolent d’Istanbul quelques heures plus tard; la présence, non confirmée, d’une scie à os dans les valises du commando arrivé de Riyad; des caméras de surveillance soudainement tombées en panne… Autant d’éléments d’enquête, savamment distillés par les autorités turques, qui ont placé la maison royale saoudienne sur la défensive.
Le rythme de ces révélations s’est un peu ralenti. Il n’en reste pas moins que, finalement autorisés à inspecter le consulat, les enquêteurs turcs auraient décelé des parois tout fraîchement repeintes. Dans le même temps, alors que la pression s’accroît pour que la résidence du consul soit elle aussi soumise à une inspection, le diplomate s’est fort opportunément envolé mardi pour l’Arabie saoudite…
Une enquête «transparente approfondie»
Un simple malentendu? Selon des médias américains, on plancherait à Riyad sur un communiqué qui reconnaîtrait la mort du journaliste critique, mais la mettrait sur le compte d’un interrogatoire un peu trop musclé «qui a mal tourné». Les «coupables» seraient sanctionnés et l’honneur serait «sauf» pour une maison royale qui, depuis le 2 octobre, répétait pourtant à l’envi que Jamal Khashoggi était sorti sain et sauf du consulat.
Lorsqu’il était simple homme d’affaires, Donald Trump entretenait déjà de forts liens économiques avec les Etats du Golfe et l’Arabie saoudite. Ces liens n’ont fait que se renforcer depuis son accession à la Maison-Blanche, particulièrement par l’entremise de son gendre Jared Kushner, qui a servi d’intermédiaire entre le futur président et «l’homme fort» de Riyad, Mohammed ben Salmane (dit MBS), qui a bousculé l’ordre de succession saoudien pour se convertir entre-temps en prince héritier. Kushner n’a pas fait le voyage de Riyad avec Mike Pompeo. Et si le secrétaire d’Etat a bien parlé avec MBS, l’accent était mis sur sa rencontre préalable avec son père, le roi Salmane. Le Département d’Etat a notamment remercié le roi de son engagement à mener une enquête «transparente et approfondie» sur la disparition de Jamal Khashoggi.
«Tout cela ne sent pas bon pour le prince héritier», note un bon connaisseur de la famille royale, qui ne veut pas voir son nom apparaître en lien avec cette affaire. Voilà des mois que MBS multiplie les coups de force, engageant son pays dans la guerre au Yémen, lançant une «purge» au sein de richissimes membres de certaines branches du pouvoir, enlevant brièvement le premier ministre libanais, attaquant frontalement le Qatar et l’Iran… «Aujourd’hui, la colère gronde, non seulement au sein d’une partie de l’armée, mais aussi de certaines tribus qui ont manifesté leur opposition», assure le même interlocuteur.
Une nomination contestée à la tête de la garde
En cause? Une nomination à la tête de la garde nationale saoudienne, qui a pour tâche d’assurer la sécurité de la famille royale, mais qui ne dépend pas du Ministère de la défense. Le roi Salmane se serait vu forcé d’intervenir personnellement, au risque de désavouer son fils. Une initiative qui, autant que les remous provoqués par l’affaire Khashoggi, pourrait laisser d’importantes traces quand viendra l’heure pour MBS d’accéder au trône.
Ce n’est pas la seule mauvaise nouvelle pour le prince héritier. Alors qu’un important sommet économique doit se tenir la semaine prochaine en Arabie saoudite, la liste des personnalités étrangères qui se sont fait excuser ne cesse de s’allonger. Or cette réunion devait représenter l’un des points d’orgue de la mise en route de la Vision 2030 défendue par Mohammed ben Salmane. Un vaste plan de réformes qui vise notamment à débarrasser le royaume de sa dépendance aux revenus du pétrole et qui constitue une pièce maîtresse de la légitimité sur laquelle s’assoit, en interne, l’ambitieux prince héritier.
La thèse de simples «tueurs voyous» agissant au consulat d’Istanbul dans le dos de MBS n’a, visiblement, pas encore trouvé son chemin auprès des investisseurs étrangers qui devaient permettre au prince héritier de poursuivre ses réformes tambour battant.
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«Tout cela ne sent pas bon pour le prince héritier» UN BON CONNAISSEUR DE LA FAMILLE ROYALE