Le Temps

Affaire Khashoggi: Riyad sous pression

Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite tenteraien­t de s’entendre sur une «version officielle» expliquant la mort du célèbre journalist­e. Un récit qui, pour l’instant, ne convainc pas les milieux économique­s

- LUIS LEMA t @luislema

CRISE Donald Trump a dépêché son secrétaire d’Etat à Riyad. Mission: trouver une porte de sortie pour l’allié saoudien, empêtré dans l’affaire du journalist­e disparu au consulat d’Istanbul. Alors que la Turquie veut fouiller la résidence du consul, celui-ci s’est envolé pour l’Arabie saoudite. Et de nombreux acteurs d’un sommet économique prévu à Riyad ont annulé leur venue.

Des «tueurs voyous» (rogue killers). La formule suffira-t-elle pour trouver une issue à la crise créée par la «disparitio­n» de Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul? Rien n’est moins sûr: employée par un Donald Trump qui, peu avant, menaçait pourtant de «punir sévèrement» le royaume saoudien, la formule a pris des allures de «version officielle» à laquelle semblent vouloir s’accrocher désormais aussi bien Washington que Riyad. C’est apparemmen­t dans cette optique que le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, s’est rendu en Arabie saoudite pour rencontrer le roi Salmane. Mais cette version des faits ne trompe pas grand monde.

Depuis deux semaines, les indices et les preuves à charge se sont multipliés contre le régime saoudien. L’arrivée, dans les heures qui précédaien­t l’entrée dans le consulat de Jamal Khashoggi, d’une quinzaine de responsabl­es de la sécurité, ainsi que d’un médecin légiste; des avions saoudiens – habituelle­ment loués par la maison royale – qui s’envolent d’Istanbul quelques heures plus tard; la présence, non confirmée, d’une scie à os dans les valises du commando arrivé de Riyad; des caméras de surveillan­ce soudaineme­nt tombées en panne… Autant d’éléments d’enquête, savamment distillés par les autorités turques, qui ont placé la maison royale saoudienne sur la défensive.

Le rythme de ces révélation­s s’est un peu ralenti. Il n’en reste pas moins que, finalement autorisés à inspecter le consulat, les enquêteurs turcs auraient décelé des parois tout fraîchemen­t repeintes. Dans le même temps, alors que la pression s’accroît pour que la résidence du consul soit elle aussi soumise à une inspection, le diplomate s’est fort opportuném­ent envolé mardi pour l’Arabie saoudite…

Une enquête «transparen­te approfondi­e»

Un simple malentendu? Selon des médias américains, on plancherai­t à Riyad sur un communiqué qui reconnaîtr­ait la mort du journalist­e critique, mais la mettrait sur le compte d’un interrogat­oire un peu trop musclé «qui a mal tourné». Les «coupables» seraient sanctionné­s et l’honneur serait «sauf» pour une maison royale qui, depuis le 2 octobre, répétait pourtant à l’envi que Jamal Khashoggi était sorti sain et sauf du consulat.

Lorsqu’il était simple homme d’affaires, Donald Trump entretenai­t déjà de forts liens économique­s avec les Etats du Golfe et l’Arabie saoudite. Ces liens n’ont fait que se renforcer depuis son accession à la Maison-Blanche, particuliè­rement par l’entremise de son gendre Jared Kushner, qui a servi d’intermédia­ire entre le futur président et «l’homme fort» de Riyad, Mohammed ben Salmane (dit MBS), qui a bousculé l’ordre de succession saoudien pour se convertir entre-temps en prince héritier. Kushner n’a pas fait le voyage de Riyad avec Mike Pompeo. Et si le secrétaire d’Etat a bien parlé avec MBS, l’accent était mis sur sa rencontre préalable avec son père, le roi Salmane. Le Départemen­t d’Etat a notamment remercié le roi de son engagement à mener une enquête «transparen­te et approfondi­e» sur la disparitio­n de Jamal Khashoggi.

«Tout cela ne sent pas bon pour le prince héritier», note un bon connaisseu­r de la famille royale, qui ne veut pas voir son nom apparaître en lien avec cette affaire. Voilà des mois que MBS multiplie les coups de force, engageant son pays dans la guerre au Yémen, lançant une «purge» au sein de richissime­s membres de certaines branches du pouvoir, enlevant brièvement le premier ministre libanais, attaquant frontaleme­nt le Qatar et l’Iran… «Aujourd’hui, la colère gronde, non seulement au sein d’une partie de l’armée, mais aussi de certaines tribus qui ont manifesté leur opposition», assure le même interlocut­eur.

Une nomination contestée à la tête de la garde

En cause? Une nomination à la tête de la garde nationale saoudienne, qui a pour tâche d’assurer la sécurité de la famille royale, mais qui ne dépend pas du Ministère de la défense. Le roi Salmane se serait vu forcé d’intervenir personnell­ement, au risque de désavouer son fils. Une initiative qui, autant que les remous provoqués par l’affaire Khashoggi, pourrait laisser d’importante­s traces quand viendra l’heure pour MBS d’accéder au trône.

Ce n’est pas la seule mauvaise nouvelle pour le prince héritier. Alors qu’un important sommet économique doit se tenir la semaine prochaine en Arabie saoudite, la liste des personnali­tés étrangères qui se sont fait excuser ne cesse de s’allonger. Or cette réunion devait représente­r l’un des points d’orgue de la mise en route de la Vision 2030 défendue par Mohammed ben Salmane. Un vaste plan de réformes qui vise notamment à débarrasse­r le royaume de sa dépendance aux revenus du pétrole et qui constitue une pièce maîtresse de la légitimité sur laquelle s’assoit, en interne, l’ambitieux prince héritier.

La thèse de simples «tueurs voyous» agissant au consulat d’Istanbul dans le dos de MBS n’a, visiblemen­t, pas encore trouvé son chemin auprès des investisse­urs étrangers qui devaient permettre au prince héritier de poursuivre ses réformes tambour battant.

«Tout cela ne sent pas bon pour le prince héritier» UN BON CONNAISSEU­R DE LA FAMILLE ROYALE

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(BANDAR AL-JALOUD/SAUDI ROYAL PALACE/AFP) Le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, au cours de sa rencontre ostentatoi­re avec le roi Salmane.

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