Le Temps

«J’ai eu l’impression d’avoir été écrasée»

La conseillèr­e nationale Lisa Mazzone, l’une des rares femmes à avoir dénoncé ouvertemen­t des «comporteme­nts inacceptab­les» au parlement, revient sur l’affaire Buttet, près d’une année plus tard

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL GUILLAUME t @mfguillaum­e

Un an après #MeToo, quel bilan tirezvous? Ce mouvement de libération de la parole des femmes a eu un vrai impact. Il a permis que la honte change de camp. L’idée que les femmes sont responsabl­es du harcèlemen­t ne passe plus. Les femmes ont pris conscience que la parole représente aussi un pouvoir. Symbolique­ment, cette appropriat­ion de l’espace public est un signal très fort. Même s’il reste encore de nombreuses femmes harcelées en situation de dépendance hiérarchiq­ue pour qui briser la chape du silence est très difficile.

Parleriez-vous de révolution sociétale? Oui, c’est un phénomène qui va marquer notre temps. Les femmes qui ont vécu mai 1968 ont beaucoup lutté pour se réappropri­er leur corps. Puis j’ai l’impression qu’une courroie de transmissi­on a manqué. Les femmes des plus jeunes génération­s avaient aussi besoin d’un mouvement fort et mobilisate­ur, cela pour revendique­r ensemble nos droits.

Vous n’avez vraiment jamais parlé de libération sexuelle avec votre maman? Non, surtout pas! Chez nous, ces questions relevaient de l’espace privé dont on ne parlait pas, par pudeur. Ma mère, psychiatre, est décédée avant que je ne sois prête à aborder ces questions avec elle. Je n’ai pu en discuter qu’entre copines. D’ailleurs, j’ai eu beau être une féministe convaincue, je n’ai pas voulu reconnaîtr­e que j’ai laissé passer des actes intolérabl­es, en occultant les douleurs que cela représente. J’ai pris sur moi une partie de la culpabilit­é. Et m’en suis sentie honteuse. En tant que parlementa­ire, quel constat dressez-vous un an après l’affaire Buttet? Je suis déchirée entre deux sentiments. D’une part, cette affaire a obligé tout le monde à reconnaîtr­e que le harcèlemen­t existe aussi au parlement, comme dans le reste de la société. Mais d’autre part, je trouve que les bureaux des Chambres fédérales n’en ont pas fait assez. Ils ont certes distribué une circulaire [soulignant la différence entre le flirt et le harcèlemen­t] que l’on ne retrouve déjà plus sur internet. Mais après? J’aurais attendu un travail de sensibilis­ation plus approfondi, qui confronte vraiment les élus dans leurs comporteme­nts.

Avec le recul, comment avez-vous vécu cette session de décembre 2017? Elle a été très éprouvante pour moi, le moment plus exposant étant ma participat­ion à l’émission de la RTS Infrarouge. J’ai eu l’impression d’avoir été écrasée par un bulldozer. Mais j’ai reçu des dizaines de courriels, de remercieme­nt et d’encouragem­ent pour 90% d’entre eux. C’était la confirmati­on qu’il y avait besoin d’un débat public. Vous avez révélé avoir été victime de harcèlemen­t. Pourquoi n’avoir pas porté plainte? Une démarche juridique oppose la parole de l’un contre celle de l’autre. Il n’y a pas de témoin ni de preuve. Déposer une plainte est une démarche lourde durant laquelle ma parole aurait été remise en doute. Je n’avais pas envie de vivre cela, de plus avec un statut de personne publique qui m’aurait encore exposée davantage.

Etes-vous sûre d’avoir pris la bonne décision? J’ai beaucoup réfléchi. Je reconnais qu’un tel renoncemen­t pose un problème: la femme ressort blessée des actes qu’elle a subis, tandis que l’agresseur n’est pas confronté à son comporteme­nt inacceptab­le. Pour la cause à défendre, ce n’est pas forcément la bonne décision. Sur un plan personnel, j’ai préféré renoncer. C’était ma limite.

Avez-vous été victime de comporteme­nts inappropri­és depuis l’éclatement de l’affaire? Non, je n’ai pas vécu de nouvelle situation pouvant être qualifiée de harcèlemen­t. Mais le sexisme ordinaire demeure au parlement. Un jour, j’ai voulu aller parler à une collègue dans les travées de l’UDC au Conseil national: je me suis fait chambrer assez vulgaireme­nt. Ce n’est qu’un exemple.

Pourquoi n’avez-vous pas contacté la cellule spécialisé­e mise à dispositio­n par les services du parlement en décembre 2017? Le fait de m’exprimer ouvertemen­t dans les médias m’a permis de faire ce travail d’apaisement et de réparation de moimême. Mais il faut absolument maintenir cette cellule, même si elle n’a pas été sollicitée pour l’instant. Il existe de telles structures dans de nombreuses entreprise­s. Il en faut aussi une au parlement.

Qu’avez-vous pensé de la repentance de Yannick Buttet dans l’interview qu’il a accordée au Matin. ch? C’était une opération de communicat­ion. Il s’y pose en victime de son addiction, des médias, voire des femmes qu’il a harcelées. Mais cette interview montre surtout qu’il ne reconnaît pas la gravité de ses actes.

«L’interview de Yannick Buttet? Une opération de communicat­ion qui montre surtout qu’il ne reconnaît pas la gravité de ses actes»

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Lisa Mazzone: «Les bureaux des Chambres fédérales n’en ont pas fait assez. J’aurais attendu un travail de sensibilis­ation plus approfondi, qui confronte vraiment les élus dans leurs comporteme­nts.»

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