En Irlande du Nord, la hantise de nouveaux troubles
Alors que les dirigeants européens se réunissent ce mercredi à Bruxelles pour évaluer les progrès de leurs négociations avec Londres, les Nord-Irlandais attendent toujours de savoir quel sort va leur être réservé
Des marquages jaunes qui s’arrêtent au milieu de la route pour céder la place à des marquages blancs. C’est seulement ainsi que se repère sur l’île d’Irlande la frontière entre le territoire britannique au nord et la voisine irlandaise du sud. Comme ici à Carrickcarnan, toujours en République d’Irlande, où le cimetière catholique local côtoie l’église protestante située en territoire britannique. Sur cette route qui mène vers Dundalk, la nord-irlandaise, se distingue aussi ce petit abri en pierres sur le bas-côté, grignoté par la pluie et les mauvaises herbes. Un ancien poste de douanes, vestige discret d’un passé récent.
Cette frontière invisible qui s’étend sur 500 kilomètres est l’une des garanties scellées dans l’Accord du Vendredi saint de 1998 qui a mis fin à plus de quarante ans de troubles sur ce territoire britannique entre républicains catholiques voulant réunifier l’île d’Irlande et unionistes loyalistes protestants. Mais le référendum britannique du 23 juin 2016 l’a mise à nouveau sous les projecteurs. Comme il a ouvert un cassetête politique à Londres et à Bruxelles avec des dirigeants toujours à la peine pour trouver comment éviter le retour à des frontières physiques.
Si les habitants d’Irlande du Nord ont voté à 56% pour rester dans l’Union européenne (UE), ils la quitteront bien, comme les autres, le 29 mars 2019. Et pour certains, il y a de quoi s’inquiéter. Ancien chef de la police nord-irlandaise, Peter Sheridan a connu les «Troubles» et pour lui, un «hard Brexit», une sortie sans accord avec l’UE, raviverait forcément de mauvais souvenirs. Toute caméra ou tout système intelligent de contrôle des marchandises à la frontière entre les deux Irlande, même bien camouflés, seraient vandalisés. Des drones? «Cela serait interprété comme de la surveillance.»
Le plus dur pour les gens avec le Brexit, dit-il, c’est que ce qui «était sûr» après les accords de paix «ne l’est plus du tout» aujourd’hui. Et la solution que propose l’UE pour l’Irlande du Nord, à savoir un alignement réglementaire et douanier sur le reste de l’Irlande et l’UE, n’est pas non plus «idéale».Cet ancien policier peut comprendre «l’anxiété» du Parti unioniste démocrate (DUP), l’allié nord-irlandais de Theresa May, et le possible sentiment de «déficit démocratique» si en Irlande du Nord «on joue les règles de l’UE». L’identité nord-irlandaise, irlandaise et britannique, est un paramètre clé, les gens pouvant choisir s’ils sont Irlandais et Européens, ou Britanniques, ou bien les deux.
Une société divisée malgré vingt ans de paix
Pour lui c’est cette question de l’identité qui a le potentiel de réalimenter les tensions. Un risque à ne pas négliger dans une société qui reste divisée malgré vingt ans de paix, sinon ségréguée, comme en témoignent les imposants «murs de la paix» au coeur de Belfast qui continuent de séparer physiquement les communautés.
Mais il y a les optimistes, même parmi ceux qui ont connu le conflit. Desmond McCain, un vieux monsieur croisé au hasard d’un chemin de campagne, est convaincu qu’une guerre n’est plus possible. Il passe ce jeudi matin d’octobre sur la route de Kingsmill devant un mémorial dédié à 10 ouvriers exécutés le 5 janvier 1976, selon lui par l’Armée républicaine irlandaise (IRA). «Les jeunes ont changé; l’Irlande a voté pour l’avortement, ça aurait été impensable il y a quarante ans», ajoutet-il. Et le Brexit ne lui fait pas peur. Au contraire. Il est totalement pour la sortie de l’UE, «trop bureaucratique». Et «le plus vite possible» pour que le pays se reprenne, «économiquement et politiquement».
Le Brexit préoccupe pourtant beaucoup les acteurs économiques d’Irlande du Nord. Pour Aodhán Connolly, le directeur du Northern Ireland Retail Consortium (NIRC), la solution qu’a proposée l’UE sur l’Irlande du Nord est loin d’être idéale mais «bien moins pire qu’une sortie sans accord».
L’Irlande du Nord est dépendante de la force de travail saisonnière de l’UE d’une part et des échanges nord-sud avec déjà 4,6 millions de passages de frontière par année et pas moins de 13000 passages de véhicules commerciaux par jour. Même la solution proposée par Bruxelles de se concentrer sur des contrôles de marchandises limités entre le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord (sur les animaux vivants et produits dérivés de l’agroalimentaire) ne le rassure pas. Le volume de fret entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni est tellement important que toute charge supplémentaire peut avoir un impact immédiat. «Et des coûts qui se répercutent sur les citoyens nord-irlandais», craint ce directeur.
Seamus Leheny, directeur de la Freight Transport Association, est surtout préoccupé par l’échelle des contrôles et les lieux où ils se dérouleront. Ce sont les inspections vétérinaires et sur l’agroalimentaire qui pourraient être les plus pénalisantes. «Il faudra peut-être arrêter environ 3000 cargaisons de boeufs, d’agneaux, de porcs, de volailles, d’oeufs ou de produits laitiers par jour. Et chaque vérification prendrait environ dix minutes», expliquet-il.
Tina McKenzie, présidente de l’Association locale des petites entreprises, rappelle que l’économie de l’Irlande du Nord repose sur un large tissu de petites et moyennes entreprises. «Toute mauvaise décision aurait un impact immédiat» sur cette petite économie. «Et la prospérité économique, c’est aussi un facteur de paix.» ▅