Le Temps

Vaches à cornes, un vote à double tranchant

L’initiative «Pour la dignité des animaux de rente agricoles» veut encourager les paysans à abandonner l’écornage. Cependant, même ceux qui refusent de pratiquer l’opération se montrent sceptiques

- SANDRINE HOCHSTRASS­ER (LA LIBERTÉ)

Le vétérinair­e empoigne le veau. Deux piqûres dans le collier et la bête s’affale dans un coin de l’étable. Quelques minutes plus tard, le jeune bovin somnole sur la paille, haletant, les yeux mi-clos. Vêtu d’un tablier brun, le vétérinair­e revient avec une nouvelle aiguille pour une anesthésie locale «du nerf qui mène à la corne», explique-t-il.

Le veau, âgé d’une vingtaine de jours, n’a pas encore de cornes, mais deux «bourgeons» au niveau de la peau. Comme des kystes. Le médecin saisit son fer et brûle les deux zones. Les rondelles de chair calcinée tombent sur la paille. «Le veau va dormir une heure encore», précise le docteur en bottes, désinfecta­nt les plaies au sommet du crâne.

Cinq écornages par semaine

Jean-Luc Charbon, vétérinair­e à Estavayer-le-Lac, effectue ainsi cinq écornages par semaine. Un geste technique, confiné au monde agricole… mais sur lequel tous les Suisses sont appelés à se prononcer le 25 novembre. L’initiative «Pour la dignité des animaux de rente agricoles» entend rétribuer les agriculteu­rs qui renoncent à cet acte sur leurs vaches ou leurs chèvres.

Le Fribourgeo­is Erwin Balimann enlève les excroissan­ces de tous ses jeunes bovins, comme le dernier-né opéré ce jour. Il pourrait effectuer le geste lui-même (après une formation) mais préfère faire appel aux services expériment­és de JeanLuc Charbon. Sa ferme de Cheyres compte une quinzaine de vaches laitières, alignées dans l’étable et entravées au niveau du cou, chassant les mouches de leur queue.

Mais l’agriculteu­r s’est mis aussi à la «stabulatio­n libre», comme bon nombre de ses confrères. Huit génisses déambulent sans entrave à l’arrière de l’étable. Considéré comme plus respectueu­x des animaux, ce mode de détention «demande surtout moins de travail», explique le paysan en salopette. Pas besoin de les attacher quotidienn­ement; pas besoin de ratisser le fumier deux fois par jour…

Le problème: «Les vaches se chicanent entre elles. Elles peuvent être très méchantes.» D’où le besoin de les écorner, poursuit-il, pour éviter qu’elles ne se blessent. «Ce n’est pas une subvention supplément­aire qui me fera renoncer», lâche celui qui reconnaît vivre principale­ment des paiements directs. «Cette votation ne va rien changer.»

Les anecdotes sur l’agressivit­é des vaches ne manquent pas dans le monde paysan. «Si vous mettez 80 bêtes avec des cornes en stabulatio­n libre, elles peuvent se déchirer les mamelles ou se faire èouamber», explique Philippe Cuttelod, agriculteu­r du Chablais vaudois. «Eouamber? Se faire éclater la panse», nous précise-t-il dans un accent prononcé. «Mon grandpère a perdu un oeil à cause d’un coup de corne», renchérit son ami Philippe Cropt.

Les deux paysans partagent le café, après le labeur du matin, dans un vieux chalet qui domine la vallée du Rhône. Au rez, l’étable est vide. Les génisses broutent dans les pâturages environnan­ts. Avec leurs cornes.

Les deux Vaudois n’écornent pas leurs vaches, qu’ils entravent la nuit venue. Il n’en a jamais été question. «Il suffit d’être prudent quand on les attache. Si une vache se débat, je réagis comme un boxeur mal pris, je l’empoigne et me colle contre elle, pour éviter un coup», explique Philippe Cuttelod. Il n’a pris que des coups de pied en près de cinquante ans de métier.

«L’écornage, c’est pour les grandes fermes en stabulatio­n libre, où les éleveurs sont loin de leurs bêtes. Mais nous, on vit avec, on les connaît! Je n’ai même pas besoin de leur montrer le chemin pendant la désalpe», souligne l’homme au visage tanné par le soleil.

Si l’initiative est acceptée, les deux éleveurs auront droit à une enveloppe supplément­aire – peutêtre 190 francs annuels par vache. Silence et soupirs autour de la table. Les deux hommes ne sont pas emballés par le texte. «Un papier de plus à remplir, lâche Philippe Cropt. Et on va mettre ça dans la Constituti­on? Ça va trop loin.»

S’il est pour le maintien des cornes – et révolté par l’écornage des vaches adultes –, il est contre cette nouvelle subvention. «De toute façon, elle viendra du même pot. Il n’y aura pas plus d’argent pour les paysans», balaie-t-il. Les initiants l’écrivent eux-mêmes sur leur site: «La mise en oeuvre coûtera environ 15 millions par an, ce qui est possible sans augmenter l’actuel budget de l’agricultur­e de 3000 millions.»

Les associatio­ns sont divisées

Philippe Cuttelod pense soutenir l’initiative malgré tout. Les subvention­s sont un mal nécessaire. Voilà vingt ans qu’il ne peut plus vivre du prix du lait. «Plutôt que de la dignité des vaches, on pourrait parler de celle des agriculteu­rs», plaisanten­t les deux amis.

Cette perplexité est partagée dans la profession. Si l’Associatio­n des petits paysans appelle à soutenir l’initiative, qui émane d’un éleveur indépendan­t du Jura bernois, l’Union suisse des paysans ne prend pas position. «Ce texte ne nous semble pas nécessaire. C’est plutôt étrange que toute la population soit appelée à se prononcer. Ce sera un choix de société plutôt qu’un choix agricole», explique sa porte-parole.

Même retenue dans les rangs de l’UDC, qui est officielle­ment contre le texte. Son ancien président, l’agriculteu­r Toni Brunner, fait un plaidoyer ambivalent sur le site du parti: «Il ne vaut nullement la peine d’entamer une guerre des tranchées entre paysans. Chacun fait selon ses conviction­s», souligne ce propriétai­re de vaches à cornes.

«Cela représente un papier de plus à remplir. Et on va mettre ça dans la Constituti­on? Ça va trop loin» PHILIPPE CROPT, AGRICULTEU­R DU CHABLAIS VAUDOIS

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(CHARLY RAPPO/ LA LIBERTÉ) Le petit veau n’a pas encore de cornes, mais deux «bourgeons» au niveau de la peau, qui sont brûlés lors de l’écornage.

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