Les trois leçons de l’affaire Khashoggi
La disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi depuis sa visite au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, le 2 octobre, et les soupçons de son assassinat par les autorités saoudiennes constituent l’une des crises politiques les plus graves dans l’histoire contemporaine de la monarchie à Riyad. Au-delà de la violence de ce qui est allégué par diverses sources turques et américaines, à savoir que M. Khashoggi aurait été tué dans l’enceinte du consulat, d’où son corps, dépecé, aurait été exfiltré par une équipe d’agents saoudiens venus par vol spécial à Istanbul le même jour, émergent trois questions: le mirage des réformes du prince héritier Mohammed ben Salmane, la cécité des dirigeants politiques occidentaux à l’égard des autocrates arabes et le délitement des normes internationales.
La première question est la moins surprenante, à savoir l’effet comète que risque d’avoir le phénomène «MBS» – tel que les médias occidentaux ont pris l’habitude de parler du fils du roi Salmane ben Abdelaziz; jeune officiel en ascension politique depuis 2014 et qui, en juin 2017, a mis fin à la politesse dans la maison royale en évinçant son cousin Mohammed ben Nayef de la lignée de succession des Saoud. S’il n’est pas avéré que cette crise emportera Mohammed ben Salmane, son projet de relations publiques et de séduction à l’international connaît un coup de frein. En dépit d’un gigantesque marketing, le prince héritier saoudien est allé d’un échec à l’autre au cours de sa courte carrière politique. La décision qu’il avait prise en 2015, en tant que ministre de la Défense, d’entamer une guerre au Yémen a entraîné l’Arabie saoudite dans ce qui s’apparente à son propre «Vietnam».
Devenu premier ministre, Ben Salmane a ensuite plongé le Golfe dans une crise diplomatique en prenant, en juin 2017, la tête d’un embargo contre le Qatar qu’il a accusé de promotion du terrorisme. Enfin, désormais prince héritier, il a, en novembre suivant, convoqué le premier ministre libanais Saad Hariri qu’il a séquestré, lui intimant d’enregistrer un message par lequel il annonçait sa démission avant de le libérer deux semaines plus tard. Ces décisions ont entamé le crédit de «stabilité», certes autoritariste, dont le royaume bénéficiait et se sont soldées par des échecs.
L’épisode Khashoggi met, ensuite, à nu l’hypocrisie qui a présidé à l’adoubement diplomatico-médiatique sur le mode «jeune-roi-réformiste-qui-change-enfin-le-royaume». Faisant écho aux annonces de réformes censées libéraliser le royaume et diversifier son économie, des partenaires empressés et intéressés ont ignoré l’aspect limité des projets de la Vision 2030 et leur accompagnement par une répression politique accrue. Ainsi, en novembre 2017, le désormais homme fort du pays met aux arrêts une quarantaine de figures politiques et économiques du royaume qu’il accuse de corruption. Cette purge donna l’impression d’un tardif coup de balai dans des pratiques d’affaires longtemps connues pour leur opacité, mais elle fut suivie de l’arrestation d’une vingtaine de militantes pour les droits de la femme – alors même que l’on se félicitait dans les capitales occidentales du fait que l’interdiction faite aux femmes de conduire une voiture avait été levée.
Durant cette même période, la répression des militants des droits de l’homme et des universitaires a persisté, sans jamais remettre en question l’image d’Epinal du réformiste éclairé introduite au forceps avec des publireportages dans les grands médias européens et américains. Aussi, les airs effarouchés et les menaces de «punitions sévères» de Donald Trump sonnent creux au vu des relations d’affaires très proches entre le conseiller à la Maison-Blanche et beaufils de M. Trump, Jared Kushner, et le prince héritier saoudien. Comme cela a été le cas avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et sa refondation du système Moubarak, les autocrates arabes se voient, une fois de plus, confirmés dans le rôle de partenaires des chancelleries occidentales.
Le sentiment d’impunité dont les autorités saoudiennes auraient fait preuve à l’égard de M. Khashoggi vient, enfin, confirmer l’évolution de normes de relations internationales en chute libre. Militarisés durant les années 2000, les termes de l’échange entre nations sont devenus, au cours de la décennie actuelle, de plus en plus criminalisés. Si Mohammed ben Salmane a pu donner l’ordre d’éliminer de la sorte un journaliste, par ailleurs ancien membre du sérail devenu opposant – si les faits allégués venaient à être confirmés –, c’est parce qu’il a pu, dans ce Zeitgeist global, observer le président américain traiter les journalistes d’«ennemis» ou des opérateurs russes soupçonnés d’avoir mené, dans le Wiltshire britannique, une tentative d’empoisonnement d’un ancien agent russe et de sa fille.
Cette perte d’exemplarité de la part des gouvernements se voit illustrée dans la crise actuelle, et c’est de la société civile, du monde des affaires et du journalisme que viennent les réactions les plus vives. Alors que Viacom, Virgin, CNN, CNBC et Uber se sont décommandés du «Davos dans le désert» prévu fin octobre à Riyad et que le New York Times demande des explications au gouvernement saoudien sur une page ou encore que le Washington Post publie une chronique vide en hommage à M. Khashoggi, les réactions des gouvernements occidentaux, gênés, sont globalement tièdes, confirmant un délitement de normes dont l’épisode Khashoggi est une tragique illustration.
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Si Mohammed ben Salmane a pu donner l’ordre d’éliminer de la sorte un journaliste, c’est parce qu’il a pu observer Trump traiter les journalistes d’«ennemis»