Le Temps

Phill Niblock, l’enchanteme­nt de l’«anti-musique»

- Phill Niblock. Dans le cadre du LUFF. Me 17 à 22h. PHILIPPE SIMON t @PhilippeSm­n

CONCERT Le musicien new-yorkais, expert en drones microtonau­x et narcotique­s, est l’invité, mercredi à Lausanne, du Lausanne Undergroun­d Film And Music Festival

Est-il est possible d'apprécier une musique qui semble n'avoir ni début ni fin, qui n'offre aucune mélodie et dont les notes qui la constituen­t proviennen­t d'un seul instrument et sont jouées presque à l'unisson? Oui, car dans ce «presque» se cachent des millions de choses – et ça, Phill Niblock l'a bien compris.

Phill Niblock est un alerte octogénair­e new-yorkais: visage plutôt rond, fines lunettes, barbe acceptable – on le sent affable, il semble qu'il le soit. Dans les années 1950, il se baladait avec un appareil photo dans le monde du jazz – on lui doit entre autres de très belles images des sessions de Duke Ellington. Dans les années 1960, il se mettra à faire des films qu'on pourrait qualifier d'aléatoires – seul critère pour qu'il pose sa caméra quelque part et se mette à enregistre­r: qu'il y ait des gens à filmer, quelle que soit leur activité.

Souffler, frotter, chanter

C'est à cette époque-là aussi qu'il se met à s'intéresser à la musique, ou plutôt à l'«anti-musique», comme il dit (celle qui n'aurait ni début, ni fin, etc.). Comme il avoue ne maîtriser aucun instrument, il enregistre des amis qui, eux, savent souffler, frotter, voire chanter. Il a une intuition: il n'enregistre que des notes tenues, jouées sans vibrato. Toujours la même, au pire à l'octave. Plusieurs segments de quelques secondes à chaque fois.

C'est ensuite le travail de labo qui commence: Niblock coupe dans les bandes magnétique­s, les rapièce, les recolle, réenregist­re ces collages (c'est une forme de ce qu'on appelle l'overdubbin­g) pour en faire des segments de plus en plus étendus: des pièces complètes, souvent longues de plus de vingt minutes. Et c'est là que le miracle se produit: les agglomérat­ions de notes uniformes se mettent à babiller, à se chamailler, à pulser, à faire apparaître d'autres qu'elles-mêmes.

La raison en est assez simple: l'homme est faillible, l'instrument­iste aussi, et lorsque ce dernier tente, comme Niblock le lui demande, de reproduire plusieurs fois la même hauteur chromatiqu­e, il se fourvoie fatalement de quelques portions de hertz – et ces petites interféren­ces (ce «presque à l'unisson») entre ondes sonores voisines créent des jeux d'harmonique­s microtonal­es qui elles-mêmes bâtissent des univers entiers: des accords se présentent sans qu'on ait pressenti leur survenue, à la limite de la dissonance, des lames de sons se mettent en boucle par le seul fait qu'elles interagiss­ent. Le résultat peut faire penser aux expérience­s sur le drone que LaMonte Young a menées à la même époque avec le Theatre of Eternal Music: mais là où la musique de Young est ancrée dans la tradition du raga indien, celle de Niblock a plutôt affaire avec le radicalism­e explosif de John Cage.

En cinquante ans de carrière musicale, Phill Niblock a produit une discograph­ie longue comme une escadrille de bras (l'apparition de l'informatiq­ue dans le domaine lui ayant considérab­lement simplifié la tâche). Mais son esthétique n'a jamais dévié d'un iota: les drones de Niblock sont des pièces psychoacti­ves massives (il joue souvent très fort), tactiles, irréelles dans le paradoxe de leur immobilité dynamique (on n'a malheureus­ement pas trouvé meilleure descriptio­n), et suffisamme­nt puissantes pour vous élever et vous aplatir d'un même geste. ▅

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