Le Temps

«Certains sont mal à l’aise face au silence»

Le comédien belge Olivier Gourmet incarne dans «Ceux qui travaillen­t», du Genevois Antoine Russbach, un homme d’affaires gérant le flux des cargos. Rencontre estivale au Locarno Festival, où ce premier long métrage a été dévoilé dans la section Cinéastes

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE GOBBO, LOCARNO t @StephGobbo

Frank est cadre dans une grande entreprise. Il gère le fret maritime, le flux des cargos, ces géants des mers qui acheminent vers les consommate­urs européens des marchandis­es produites à moindres frais sur des continents lointains. Un jour, afin de ne pas perturber le trajet d’un navire et risquer de perdre de l’argent, il prend une décision brutale: exiger d’un commandant de bord qu’il se débarrasse d’un migrant monté clandestin­ement à bord. Et sa vie, tant profession­nelle que familiale, de basculer.

Olivier Gourmet est Frank. Comédien jamais autant à l’aise que lorsqu’il incarne des personnage­s tout en tension contenue, il apporte à Ceux qui travaillen­t, premier long métrage du réalisateu­r genevois Antoine Russbach, la profondeur nécessaire pour en faire un film passant habilement de l’intime – un homme et une cellule familiale au bord de l’implosion – à une réflexion plus large sur le monde profession­nel et les dérives du capitalism­e. Quand on reçoit le scénario d’un premier film, le lit-on avec moins d’attente et plus de bienveilla­nce? Non, car l’important reste le fond du scénario, ce qu’il raconte, ce qu’il véhicule. Il n’y a pas plus de bienveilla­nce, parce qu’en tant qu’acteur, on est exposé au premier plan. D’autant plus lorsqu’on s’attache à des sujets de société. Mais en général, je suis assez souvent touché par les premiers scénarios, parce que quand ils sont bien écrits, il y a quelque chose de neuf, de singulier, de moins formaté et réfléchi.

Le film joue beaucoup avec les silences. Est-ce agréable, pour un acteur, de pouvoir s’exprimer autant à travers sa présence physique que par les dialogues? Ça dépend quel type d’acteur vous êtes. Certains seront mal à l’aise face aux silences, car ils auront l’impression de ne pas exister. D’autres vous diront que dans la vie, on a des moments de retrait, d’enfermemen­t, et que ceux-ci sont tout aussi narratifs et évocateurs que des mots: c’est ce que je pense, et ce que j’aime. Même si je suis un spectateur qui peut aller voir plein de types de films différents, dans mon plaisir d’acteur, j’aime les personnage­s qui sont très ancrés dans une réalité sociale, j’aime chercher quels sont leurs moteurs dans des situations bien concrètes. Dans ce cas précis, comment est-on amené à commettre l’impensable? Quand j’ai lu le scénario d’Antoine, il m’a tout de suite interpellé. Je me suis dit qu’il avait dû mettre son nez dans ce milieu et sentir qu’il y avait cette violence, ces non-dits, ce narcissism­e, cet égocentris­me, cette sorte de fierté et d’orgueil. Cela me semblait assez juste par rapport à ce qu’est l’être humain. Est-ce que vous vous êtes également documenté sur le fret maritime et le négoce des matières premières? J’ai rencontré quelques personnes, mais ce qui m’a intéressé, ce n’était pas de parler de leur métier, mais de la pluie et du beau temps. On arrive mieux à discerner l’âme de quelqu’un à travers des discussion­s anodines. Mais je vous rassure, ce ne sont pas tous des Frank. Lui, il s’est élevé tout seul, d’où cette incapacité à communique­r. Il a toujours été dans le travail, dans le geste, dans l’action et la décision. Pas dans la communicat­ion et l’explicatio­n de ses gestes ou la démonstrat­ion de ses sentiments. Tout ça vient dans son éducation, qui est évoquée à quelques moments du film, qui n’est pas un documentai­re sur le milieu du fret, mais parle de la violence au travail, quelle que soit la profession. Il y a aujourd’hui entre collègues une violence latente, due au narcissism­e, à la fierté et à l’orgueil de certaines personnes en place à certains postes.

Frank dit à un moment qu’il fait tout pour sauver les apparences, ce qui le pousse à mentir à sa famille. Cela rappelle l’histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui avait fait croire pendant des années à sa famille qu’il travaillai­t à l’OMS. Connaissie­z-vous son histoire, qui inspiré à Emmanuel Carrère le récit «L’adversaire», adapté

«Il y a aujourd’hui entre collègues une violence latente»

au cinéma par Nicole Garcia, et qui a aussi inspiré à Laurent Cantet le film «L’emploi du temps»? J’ai inévitable­ment pensé à cette affaire, à partir du moment où Franck ment et qu’il y a cette errance au bord du lac. Il y a une vraie similitude avec L’emploi du temps. Et c’est drôle que vous parliez de cela, parce que Nicole Garcia m’avait proposé le rôle. Mais la production, pour des raisons financière­s, n’a pas voulu que ce soit moi qui le fasse, car je ne suis pas assez «bankable». J’avais lu le scénario, j’étais partant, et quand Nicole m’a appelé pour me dire qu’elle devait prendre Daniel Auteuil, elle m’a avoué qu’elle était triste car elle n’allait du coup pas faire le même film. Vous avez face à vous, dans «Ceux qui travaillen­t», plusieurs jeunes comédiens. Est-ce que cela change quelque chose de se retrouver face à des débutants ou des non-profession­nels? Non, car jusqu’à un certain âge on n’est pas considéré comme un ancien. Mais aujourd’hui, je suis parfois un peu embêté par le fait que je me retrouve devant des jeunes pour qui je suis une référence. Quand vous commencez une scène, ils vous regardent, on a l’impression qu’il faut être plus extraordin­aire alors qu’avant on ne pensait jamais à ça. Or moi j’essaie d’être juste, c’est tout. J’adore en tout cas jouer avec les enfants, car à partir du moment où ils ont été bien castés, comme Adèle Bochatay ici, ils vous apportent tout de suite quelque chose de totalement inattendu. Ils n’ont pas réfléchi pendant trois semaines à leur personnage, ils sont juste là. Les enfants qui ont eu de petites formations, ils sont déjà formatés, ils jouent à l’acteur; on voit tout de suite qu’ils sont mauvais. Par exemple dans Home, d’Ursula Meier, Kacey Mottet Klein était impression­nant. Quand vous avez quelqu’un comme ça en face de vous, vous n’avez rien besoin de faire, sauf le respecter, aller avec lui. C’est d’une richesse… Mais il y a des acteurs qui sont tellement narcissiqu­es qu’ils le casseraien­t, qu’ils voudraient refaire la scène différemme­nt pour pouvoir reprendre le dessus. J’ai vu des acteurs et des actrices saboter le travail des autres.

 ?? (OUTSIDE THE BOX) ?? Olivier Gourmet dans son rôle de Frank, dans «Ceux qui travaillen­t», du Genevois Antoine Russbach.
(OUTSIDE THE BOX) Olivier Gourmet dans son rôle de Frank, dans «Ceux qui travaillen­t», du Genevois Antoine Russbach.

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