Le Temps

En Suisse, la diaspora brésilienn­e vote Bolsonaro

Nostalgiqu­e de la dictature militaire aux remèdes expéditifs, Jair Bolsonaro est en passe de prendre la présidence du Brésil. Même en Suisse, la diaspora l’a plébiscité. Qu’est-ce qui pousse les électeurs vers l’extrême droite? Témoignage­s

- SYLVIA REVELLO t @sylviareve­llo

A dix jours du second tour de la présidenti­elle, l’extrême droite a le vent en poupe. Malgré ses propos racistes ou homophobes, son candidat, Jair Bolsonaro, arrivé largement en tête au premier tour, s’apprête à prendre le pouvoir. Même les Brésiliens de Suisse le plébiscite­nt, séduits par son discours sécuritair­e. Témoignage­s.

A dix jours du second tour de l’élection présidenti­elle, le Brésil retient son souffle. Le candidat du Parti social-libéral, Jair Bolsonaro, arrivé en tête du premier tour avec 46,1% des voix, affronte en duel le représenta­nt du Parti des travailleu­rs (PT), Fernando Haddad, héritier de l’ancien président Lula, aujourd’hui en prison pour des affaires de corruption.

La campagne acharnée, minée par les violences et les disparitio­ns, a révélé au grand jour le décalage d’image dont souffre le Brésil. Ce pays émergent qu’on a tendance à croire ouvert et progressis­te se révèle gangréné par les inégalités, la criminalit­é et la corruption. A ces maux, Jair Bolsonaro, caudillo populiste et nostalgiqu­e de la dictature, que certains surnomment le «Trump des tropiques», propose des solutions drastiques qui séduisent.

En particulie­r à l’étranger, où la diaspora brésilienn­e a voté encore plus massivemen­t pour le candidat d’extrême droite. En Suisse, il remporte 48% des suffrages, devant Ciro Gomes (16,5%) et Fernando Haddad (11,6%). Qu’est-ce qui pousse les électeurs vers ce bord de l’échiquier politique, alors même que le Brésil est gouverné à droite depuis deux ans après la destitutio­n controvers­ée de Dilma Rousseff? Un «vote anti-PT», répondent unanimemen­t nos interlocut­eurs.

«Génération désillusio­nnée»

Originaire de l’Etat de Bahia, Luciana Oliveira, 43 ans, est installée à Genève depuis 2005. Issue d’un milieu ouvrier, cette éducatrice spécialisé­e a donné sa voix à Lula en 2002, dans l’espoir que celui qui, enfant, a connu la faim «changerait le pays». Aujourd’hui, alors qu’une partie de sa famille restée au pays continue à soutenir le PT, elle vote pour Jair Bolsonaro. Comme beaucoup de membres de sa «génération désillusio­nnée».

La dictature militaire des années 1960-1980 n’a pas laissé de traumatism­e chez Luciana Oliveira. Elle l’a étudiée à l’école, mais personne de son entourage ne l’a subie directemen­t. Comme tous nos interlocut­eurs, elle ne croit pas à un retour possible d’une dictature si Jair Bolsonaro est élu.

A ses yeux, le Brésil vit d’ailleurs déjà sous un «régime de terreur»: «Avec 60000 homicides par an, le Brésil vit sous la menace non pas des forces de l’ordre, mais des petits criminels, des bandes organisées, des narcotrafi­quants.» La violence constitue à ses yeux la clé de l’élection. «Ma famille n’ose pas sortir après 22h, ni répondre au téléphone en public, les vols à main armée, les braquages, sont quotidiens. La police n’est pas respectée ou est corrompue. L’Etat est comme absent.»

La ligne sécuritair­e très stricte prônée par Jair Bolsonaro, qui veut notamment baisser l’âge pénal et durcir les peines, la séduit – hormis le projet de faciliter l’accès aux armes qu’elle dénonce. «C’est la peur qui pousse les Brésiliens à voter à l’extrême droite», résume-t-elle.

«Donner des aides financière­s aux familles, ouvrir des lignes de crédit ne sont que des solutions à court terme, valables quand l’économie va bien, estime Luciana Oliveira. Or aujourd’hui, les systèmes publics d’éducation et de santé sont en faillite. Le gouverneme­nt préfère financer les gouverneme­nts dictatoria­ux de Cuba ou du Venezuela, tandis qu’au Brésil des milliers de malades continuent de mourir par manque de médicament­s ou de place dans les hôpitaux.»

Même constat chez Joao Almeida, 25 ans, arrivé en Suisse en 2014 pour ses études. Actuelleme­nt en master de HEC à l’Université de Lausanne, ce natif de Recife, dans l’Etat du Pernambouc, d’où est également originaire Lula, votait jusqu’en 2010 pour le PT. Issu de la classe moyenne basse, il soutient aujourd’hui Jair Bolsonaro, «seul candidat de droite crédible avec une base électorale solide».

Faciliter l’accès aux armes

Pour le jeune étudiant, le bilan du PT est catastroph­ique. «Le parti a perdu de vue sa mission sociale de base. Le Brésil a progressé mais pas suffisamme­nt compte tenu de son potentiel. Pour venir à bout des scandales de corruption, du chômage et de la récession économique, il compte sur le programme de droite libérale présenté par Jair Bolsonaro. «Il prône la simplifica­tion des impôts, la privatisat­ion dans les secteurs où l’Etat n’a pas besoin d’intervenir. Aujourd’hui, le Brésil vend du pétrole à toute l’Amérique latine, mais c’est pour ses habitants qu’il est le plus cher, c’est un non-sens.»

Joao Almeida reconnaît qu’aujourd’hui le peuple brésilien doit choisir entre «deux pôles extrémiste­s». «En vingt-sept ans de députation, Jair Bolsonaro n’a aucun indice de corruption, c’est presque inédit au Brésil. Bien sûr qu’il joue la carte populiste, il connaît les insatisfac­tions de la population, son discours patriotiqu­e tourné vers davantage de sécurité, la lutte accrue contre le chômage et une baisse du coût de la vie est forcément porteur.»

La tolérance zéro contre la criminalit­é, quitte à faciliter l’accès aux armes? «En Europe, j’y serais opposé, mais au Brésil je suis pour, assume le jeune homme. Les armes, les bandits les ont déjà, les innocents qui se font braquer en plein jour non.»

Né à São Paulo, Elon Araujo vit à Genève depuis bientôt vingt ans. Issu d’un milieu défavorisé, ce père de famille de 48 ans a quitté son pays pour élever ses enfants «loin des difficulté­s économique­s et de la violence». Aujourd’hui bien établi, il travaille dans la vente de cosmétique­s et le service de limousines.

La seule et unique fois qu’il a voté pour le PT, c’était en 1989, lors des premières élections démocratiq­ues après le régime militaire. Depuis, ses opinions politiques ont beaucoup évolué. Défenseur d’un libéralism­e économique, Jair Bolsonaro a selon lui de bonnes idées, malgré quelques défauts. «Il a certes eu des propos déplacés, mais je pense qu’au fond, il n’est ni raciste ni homophobe», affirme Elon Araujo. Lors de la campagne, des déclaratio­ns controvers­ées visant les femmes et les homosexuel­s ont pourtant refait surface.

«Le peuple se venge»

La dictature militaire? C’est sans ambages qu’il adoucit le tableau. «A l’époque, il y avait peu de criminalit­é, j’ai pu effectuer de bonnes études malgré mes faibles moyens; sur beaucoup de plans, la vie était meilleure, estimet-il. Le gouverneme­nt était une dictature avant tout pour ceux qui le combattaie­nt.» A ses yeux, le Brésil d’aujourd’hui est un pays très socialiste, très syndicalis­é, où «monter une entreprise relève du casse-tête».

C’est pourquoi il revendique l’alternance. «Depuis le départ des militaires, les conservate­urs n’ont jamais été représenté­s au pouvoir. La droite est devenue un mouton noir», dénonce-t-il, sans évoquer les politiques libérales menées depuis deux ans par le président Michel Temer. «Face à cette injustice, le peuple a nourri un sentiment de révolte. Aujourd’hui, il se venge. On veut changer de voie; même si ça ne marche pas du premier coup, on se doit d’essayer.»■

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 ?? (EPA/FERNANDO BIZERRA JR.) ?? Militaire de carrière, Jair Bolsonaro, 63 ans, a passé vingt-sept ans comme député fédéral au parlement de Rio de Janeiro. Il n’y a fait approuver que deux projets de loi.
(EPA/FERNANDO BIZERRA JR.) Militaire de carrière, Jair Bolsonaro, 63 ans, a passé vingt-sept ans comme député fédéral au parlement de Rio de Janeiro. Il n’y a fait approuver que deux projets de loi.

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