Le Temps

«Une Europe fédéralist­e comme rempart au populisme»

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD t @BussardS

Figure de la politique italienne, actuel président de la Commission des affaires étrangères du Sénat, Pier Ferdinando Casini est critique vis-à-vis des mesures budgétaire­s du gouverneme­nt. Sa vision de l’Europe est à l’opposé de celle de la coalition au pouvoir martelant la nécessité d’un retour à la souveraine­té nationale

Pier Ferdinando Casini est un témoin averti de la vie politique italienne depuis plusieurs décennies. Ex-député démocrate-chrétien quand la «DC» donnait encore le «la», président de la Chambre des députés, candidat à la présidence du Conseil et longtemps figure de proue de l’Union de Centre (UDC) puis opposant à Silvio Berlusconi, il préside aujourd’hui la Commission des affaires étrangères du Sénat. Il est aussi un fer de lance du mouvement Centristes pour l’Europe. Venu à Genève pour l’Assemblée de l’Union interparle­mentaire dont il est président honoraire, il livre au Temps son analyse de la situation politique de l’Italie.

Le gouverneme­nt formé de la Lega et du Mouvement 5 Etoiles est en place depuis plus de cinq mois. Quel premier bilan? Le gouverneme­nt s’est constitué selon une procédure démocratiq­ue et correcte d’un point de vue institutio­nnel. D’un point de vue politique, c’est beaucoup plus discutable. La Ligue et le Mouvement 5 étoiles (M5S) étaient opposés durant la campagne électorale, refusant expresséme­nt toute alliance. Ils ont fini par coopérer. Je ne pourrais pas être plus éloigné de ce type de majorité, mais je suis un homme des institutio­ns. Je suis habitué à respecter le gouverneme­nt en place, même si je ne voterais pas la confiance. Les premiers mois de ce gouverneme­nt ont été surtout ceux des annonces. Maintenant, il est question de la loi de stabilité (budget) qui prévoit un déficit de 2,4% du PIB.

Bruxelles est critique vis-à-vis de ce déficit annoncé. Or il respecte les critères de Maastricht… Le problème n’est pas là. Il relève plutôt du type de dépenses consenties par le gouverneme­nt. C’est-à-dire? Par exemple, le revenu de citoyennet­é (780 euros par mois). D’un point de vue social, cette mesure fait sens. Mais pour le reste, elle suscite de gros doutes. Pour éviter que ce revenu ne soit qu’une mesure d’assistance, nous devrions avoir un filet social très efficace garanti par ce qu’on appelait les bureaux de l’emploi, qui étaient en mesure de faire aux gens des propositio­ns constructi­ves. Mais là, au-delà des bonnes intentions, on risque de créer une mesure purement d’assistance. Or ce n’est précisémen­t pas la direction dans laquelle il faut aller pour que l’Italie retrouve sa compétitiv­ité et une meilleure productivi­té du travail. Quant aux retraites, la loi Fornero a été une réforme douloureus­e. Mais une fois adoptée, elle a valu à l’Italie une reconnaiss­ance à l’étranger et a permis de trouver un équilibre sans faire exploser leur financemen­t. Le fait que la Lega veuille modifier cette loi me laisse très perplexe. Comment la coalition peut-elle durer au vu de ses nombreuses contradict­ions? Cette coalition n’a pas de véritable projet global. C’est une mosaïque d’idées. Chacun apporte sa pièce au puzzle. Un équilibre a été trouvé pour exercer le pouvoir. C’est la réalité de la politique. Je te donne quelque chose, tu me donnes quelque chose en retour. Il n’y a rien de très noble dans tout cela.

L’immigratio­n demeure un thème explosif. L’immigratio­n interpelle tous les Italiens de toutes tendances politiques. Le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini (de la Lega), a très bien su en faire usage de son point de vue. Or aujourd’hui, il n’y a plus d’urgence migratoire en Italie. Le prédécesse­ur de Salvini, Marco Minniti, avait bien géré le dossier et effectué un travail préventif efficace. Que vous inspire la volonté de Salvini d’exiger un couvre-feu pour les commerces «ethniques» à partir de 21h? La dérive xénophobe vous inquiète-t-elle? Salvini est un animal politique. Il cherche à obtenir des votes. Mais une telle politique a un coût. Pour moi, instiller de la haine entre Italiens et ne jamais susciter de sentiments positifs n’est pas, à la longue, une recette qui sert les intérêts du pays. Qui sème le vent récolte la tempête.

On a beaucoup dit des grillinist­es (élus du M5S) qu’ils n’avaient aucune expérience de la politique. Le cas de la maire de Rome, Virginia Raggi, est souvent montré comme exemple de cette incompéten­ce. Je suis très perplexe quant aux représenta­nts grillinist­es au gouverneme­nt. Regardez la gestion déplorable du ministre des Transports et des Infrastruc­tures, Danilo Toninelli. Mais parmi les élus au parlement, il y a des hommes et des femmes bien qui travaillen­t avec sérieux et avec un esprit constructi­f. Ils n’ont peut-être pas d’expérience politique, mais ils apprennent et veulent s’améliorer.

«Instiller de la haine entre Italiens et ne jamais susciter de sentiments positifs ne sert pas les intérêts du pays. Qui sème le vent récolte la tempête»

Qui parle d’immigratio­n parle de Dublin et de l’Europe. Quel est l’avenir européen de l’Italie? Un point rassemble les Italiens. Ils n’aiment pas l’Europe actuelle. Les populistes et les souveraini­stes veulent récupérer une improbable souveraine­té nationale. De notre côté, nous disons que nous n’avons pas eu le courage d’aller de l’avant. Nous sommes restés au milieu du gué et n’avons pas réalisé une Europe fédéralist­e. Nous en payons les conséquenc­es avec la montée du populisme. Nos arguments sont exactement le contraire de ceux des souveraini­stes. Nous disons aussi que l’Europe ne peut pas être qu’économique et monétaire ou un éléphant bureaucrat­ique. Elle doit avoir une âme et un coeur. Nous devons relancer un grand projet démocratiq­ue européen basé sur le fédéralism­e. Pour ce faire, nous devons dépasser les divisions traditionn­elles gauche-droite et former une alliance anti-souveraini­ste faite d’Européiste­s modérés et progressis­tes. L’Italie est-elle devenue europhobe? Non, la majorité est encore favorable à l’Europe. Mais c’est vrai que nous sommes un peu comme le Parti communiste polonais d’antan, incapables de défendre le vieil ordre et d’en construire un nouveau.

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