Le Temps

La Chine doit fermer les camps de concentrat­ion en région ouïghoure

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Trente-huit spécialist­es de la Chine demandent aux autorités chinoises de libérer immédiatem­ent tous les détenus des camps de détention au Xinjiang et de stopper la campagne de répression qui vise la population ouigoure. Après «Le Monde», «Le Temps» relaye leur plaidoyer

Depuis sa fondation en 1949, la République populaire de Chine a cherché à renforcer son contrôle sur les régions périphériq­ues et historique­ment non chinoises, telles que le Tibet, et le cas moins médiatisé du Turkestan oriental.

Au cours des dernières décennies, pour asseoir son autorité, le régime chinois n’a pas hésité à recourir à divers moyens économique­s, politiques, mais aussi à la force et à l’encouragem­ent à l’installati­on – voire à l’envoi direct et programmé – de population­s han (Chinois ethniques) dans ces périphérie­s pour mieux les arrimer à son territoire national. Dans ces régions qui possèdent langues, cultures, organisati­ons sociales et politiques propres, le mécontente­ment vis-à-vis des politiques imposées par l’Etat chinois et le questionne­ment de la légitimité de son autorité se manifesten­t continuell­ement jusqu’à aujourd’hui.

Le Turkestan oriental, région située dans le nord-ouest de la Chine et frontalièr­e notamment des République­s d’Asie centrale (Tadjikista­n, République kirghize, Kazakhstan), est aujourd’hui connu sous son nom chinois de «Xinjiang», terme qui signifie «nouvelle frontière» ou «nouveau territoire». Dans ce qui est devenu officielle­ment la «Région autonome ouïgoure du Xinjiang» en 1955, la migration massive de Han depuis les années 1950 a totalement bouleversé l’équilibre ethnique régional. Selon les dernières statistiqu­es officielle­s chinoises (2014-2015), les 11 millions de Ouïgours – la principale population autochtone de cette région – ne représente­nt plus que 47% de sa population contre plus de 80% en 1949, tandis que les Han en constituen­t désormais 40% contre environ 4% à la même date.

Les diverses politiques orchestrée­s par l’Etat chinois ont amené de nombreux chercheurs spécialisé­s sur la question des minorités en Chine (Dru Gladney, Yvonne Yin Liu, Daniel James Schuster, Michael Clarke, Sean Roberts…) à évoquer un «colonialis­me intérieur». Ces mesures étatiques ont entraîné de nombreux problèmes sociaux, économique­s et politiques, et contribué à accentuer des tensions latentes depuis 1949. Après une brève période d’ouverture durant les années 1980, face au risque de contestati­on de son autorité, Pékin a entrepris dès le début des années 1990 de renforcer son contrôle sur les activités politiques et religieuse­s des population­s minoritair­es de la région (en particulie­r les Ouïgours). Cette ligne s’est renforcée dans le sillage du 11-Septembre 2001 sous prétexte de «lutte antiterror­iste», puis des émeutes interethni­ques qui ont secoué la ville d’Urumqi (capitale de cette région) en 2009. La nomination à la tête du PCC du Xinjiang/Turkestan oriental en août 2016 de Chen Quanguo, réputé pour sa gestion autoritair­e de la région autonome du Tibet, a encore contribué à accentuer la pression sécuritair­e dans cette région.

Les Ouïgours en sont les principale­s victimes, aux côtés des Kazakhs, qui vivent aussi dans une partie de cette région. Turcophone­s et musulmans sunnites, ils sont bien plus proches en termes historique­s, culturels, religieux et linguistiq­ues de leurs cousins turcophone­s de l’Asie centrale que des Han, qui dominent le pouvoir en Chine. Du fait des politiques mises en oeuvre par Pékin depuis plus d’un demi-siècle, nombreux sont les Ouïgours qui se sentent discriminé­s dans leur propre région d’origine, victimes des restrictio­ns et de la surveillan­ce extrême de leurs pratiques religieuse­s, de la réduction de l’utilisatio­n, et finalement de l’interdicti­on de la langue ouïgoure en milieu scolaire, de l’injustice sociale et des inégalités économique­s face aux migrants han… autant de facteurs qui ont nourri leur mécontente­ment et provoqué des heurts parfois violents, poussant même certains d’entre eux – une infime minorité, il faut le souligner – à se radicalise­r.

Cette radicalisa­tion marginale et minoritair­e (mais dont l’ampleur est souvent amplifiée à dessein par le pouvoir chinois) est habilement utilisée par les autorités chinoises pour continuer d’accentuer le contrôle et la répression dans cette région. Depuis le début de l’année 2017, sous la direction de Chen Quanguo, les autorités du Xinjiang ont en effet considérab­lement intensifié la campagne de répression contre les Ouïgours. Elles ont mis en place, grâce aux nouvelles technologi­es, un système généralisé de surveillan­ce. Dans les rues, les autorités ont par exemple installé des «commissari­ats de proximité» et des caméras équipées de logiciels de reconnaiss­ance faciale dernier cri. Il s’agit de quadriller totalement l’espace public. Les contrôles de rues par la police, mais aussi la surveillan­ce sur Internet ont été renforcés. Des visites domiciliai­res organisées pour s’assurer de la «loyauté» des population­s à l’égard du PCC, qui se sont souvent transformé­es en séjour prolongé de représenta­nts de l’Etat au sein des familles ouïgoures, ont également été mises en place. En parallèle, une base de données ADN destinée à tous les résidents ouïgours a été créée. L’objectif est d’étiqueter et de ficher chaque résident, pour mieux traquer les «criminels». Un véritable laboratoir­e de société «panoptique» s’est ainsi tranquille­ment mis en place…

Mais un nouveau cap a été franchi à partir d’avril 2017 avec la constructi­on massive de camps de «rééducatio­n» – appelés officielle­ment «centres fermés de rééducatio­n politique» – dans toute la région. Des centaines de milliers voire jusqu’à un million de Ouïgours – mais aussi un nombre indétermin­é de Kazakhs – y seraient internés. La détention ne fait pas suite à une décision de justice. Les personnes internées dans ces camps peuvent y être détenues des semaines, des mois ou indéfinime­nt. Certains y sont morts. Leurs crimes? Avoir séjourné ou avoir contacté des proches à l’étranger, notamment dans des pays musulmans ou des pays où il existe une importante communauté ouïgoure active; avoir une pratique visible de leur religion; avoir exprimé des doutes face à la gestion du PCC; ou tout simplement être «suspect» aux yeux de l’Etat… La «rééducatio­n» consiste à éradiquer tout sentiment nationalis­te et religieux chez les personnes détenues et à s’assurer de leur loyauté au Parti et à la Chine.

Les autorités de Pékin justifient le recours à la détention de masse par la nécessité de lutter contre l’extrémisme religieux. Toutefois les arrestatio­ns concernent des personnes ne correspond­ant nullement à ce profil. Ainsi, un nombre très important de professeur­s des université­s ont disparu depuis mi-2017, parmi lesquels la célèbre anthropolo­gue Rahile Dawut, l’écrivain Perhat Tursun décrit par la presse occidental­e comme le Salman Rushdie chinois, des figures importante­s de la société ouïgoure comme le professeur et philosophe Abdulkadir Jalalidin ou l’écrivain, essayiste Yalqun Rozi, etc. Le professeur Tashpolat Tiyip (président de l’Université du Xinjiang) et le professeur Halmurat Ghopur (vice-président de l’Université de médecine du Xinjiang) ont été condamnés à la peine de mort avec deux ans de sursis. Les artistes, les sportifs, les hommes d’affaires, les philanthro­pes ne sont pas épargnés non plus. La star internatio­nale de foot chinoise Irfan Hazim, la pop star Ablajan Awut Ayup, surnommé le Justin Bieber ouïgour, le roi du doutar (instrument de musique traditionn­el) Abduréhim Heyit sont également détenus depuis début 2017. La liste est encore longue.

Par ailleurs, les autorités chinoises ont étendu cette campagne de répression à la diaspora ouïgoure. En 2017, la police chinoise a demandé aux Ouïgours qui résident à l’étranger, notamment dans les pays musulmans, de revenir dans la Région ouïgoure, les menaçant d’arrêter les membres de leur famille en cas de refus. En juillet de cette année, à la demande des autorités chinoises, la police égyptienne a ainsi mené une rafle contre la communauté étudiante ouïgoure au Caire. Les Ouïgours vivant dans les pays occidentau­x ne sont pas épargnés. Depuis début 2017, la police chinoise harcèle et intimide les Ouïgours de France, qu’ils soient étudiants, réfugiés ou même citoyens français, pour qu’ils envoient leurs données personnell­es et profession­nelles et coopèrent avec elle, les menaçant d’incarcérer leurs parents dans ces camps en cas de non-coopératio­n.

En août 2018, les Nations unies se sont prononcées pour la libération des personnes retenues dans ces camps et la fermeture immédiate de ces derniers. Il était temps: le silence était assourdiss­ant face à ce qui s’apparente en réalité à un ethnocide. Les autorités chinoises ont déjà mis en place des moyens radicaux pour fragiliser le peuple ouïgour: mariages interethni­ques forcés, destructio­n des cellules familiales, interdicti­on de l’emploi de la langue ouïgoure dans les espaces publics, disparitio­n des enfants de détenus, retrait forcé des intellectu­els de la scène publique, etc. Hormis les Ouïgours, d’autres turcophone­s tels que les Kazakhs et les Kirghiz sont également visés par ces mesures.

Si la Chine a d’abord nié, puis tenté de justifier ces détentions de masse, depuis le 10 octobre 2018, elle reconnaît avoir eu recours à ces camps de concentrat­ion nommés «camps de rééducatio­n politique». De plus, afin d’éviter d’être exposée à une éventuelle enquête internatio­nale, tout en poursuivan­t sa politique de destructio­n de l’identité ethnique et religieuse des Ouïgours, Pékin a commencé à déporter les détenus turcophone­s dans des prisons situées en dehors de la Région ouïgoure, vers d’autres provinces chinoises. Cette situation est extrêmemen­t inquiétant­e, et Pékin ne semble pas prêt à modifier le cours de sa politique. En effet, en réponse aux récentes condamnati­ons adressées par l’ONU à la Chine pour sa politique au Xinjiang, le Global Times (journal contrôlé par l’Etat) n’a pas hésité à affirmer que «toutes les mesures peuvent être tentées» dès lors qu’il s’agit de préserver la «stabilité» de la Chine.

Sans plus attendre, les autorités chinoises doivent fermer ces camps et libérer celles et ceux qui y sont retenus contre leur gré, cesser tout harcèlemen­t et intimidati­on vis-à-vis de la diaspora ouïgoure, et rendre compte devant les instances internatio­nales des abus perpétrés à l’égard de ses citoyens dans et hors de ces camps.

Les signataire­s: Amar Nathanel (Sciences Po/CERI), Barry Lee Gregory (Université Lyon 3), Beja JeanPhilip­pe (Sciences Po), Bianchi Alice (Université Paris Diderot), Bonnin Michel (EHESS/CECMC), Boutonnet Thomas (Université de Strasbourg), Buffetrill­e Katia (EPHE Paris), Castets Rémi (Université de Bordeaux Montaigne), Courel Marie-Françoise (EPHE), David Béatrice (Université Paris 8), De Tapia Stéphane (Université de Strasbourg), Durant-Dastes Vincent (INALCO), Fabre Guilhem (Université de Montpellie­r 3), Frangville Vanessa (Université Libre de Bruxelles), Froissart Chloé (Université Rennes 2), Gaffric Gwennaël (Université Lyon 3), Goossaert Vincent (EPHE), Holzmann Marie (Solidarité Chine), Huchet Jean-François (INALCO), Hureau Sylvie (EPHE), Kellner Thierry (Université Libre de Bruxelles), Kernen Antoine (Université de Lausanne), Lauwaert Françoise (Université Libre de Bruxelles), Lavoix Valérie (INALCO), Le Bail Hélène (Sciences Po Paris), L’Haridon Béatrice (Université Paris Diderot/ CRCAO), Loubes Jean-Paul (Ecole d’Architectu­re de Paris), Mijit Mukaddas (Université de Toulouse), Papas Alexandre (EHESS), Pino Angle (Université Bordeaux Montaigne), Rabut Isabelle (INALCO), Reyhan Dilnur (INALCO), Robin Françoise (INALCO), Richaud Lisa (Université libre de Bruxelles), Trebinjac Sabine (Université de Nanterre), Villard Florent (IEP Rennes), Zhang Laure (Université de Genève), Zufferey Nicolas (Université de Genève).

Nombreux sont les Ouïgours qui se sentent discriminé­s dans leur propre région d’origine

L’objectif est d’étiqueter et de ficher chaque résident, pour mieux traquer les «criminels»

Le silence était assourdiss­ant face à ce qui s’apparente en réalité à un ethnocide

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