Le Temps

Les déchirures du monde orthodoxe

L’Eglise russe a annoncé lundi qu’elle rompait ses relations avec le patriarcat oecuméniqu­e de Constantin­ople, qui avait décidé un peu plus tôt de reconnaîtr­e une Eglise ukrainienn­e indépendan­te. L’onde de choc se répand jusque dans les Balkans

- JEAN-ARNAULT DÉRENS, BELGRADE

De la Russie à l’Ukraine, de la Serbie à la Macédoine, les Eglises orthodoxes sont en proie à de violentes dissension­s qu’envenime encore la querelle entre les patriarcat­s de Moscou et de Constantin­ople. Etat des lieux d’un univers religieux en ébullition.

Le patriarcat oecuméniqu­e de Constantin­ople, qui jouit d’une «primauté d’honneur» sur toutes les Eglises orthodoxes du monde mais pas pour autant de pouvoirs hiérarchiq­ues ou disciplina­ires comparable­s à ceux du pape dans le catholicis­me, a annulé jeudi 11 octobre la décision de 1686 qui plaçait l’Eglise d’Ukraine sous la jurisprude­nce de celle de Moscou.

Religion, politique et nationalis­mes entretienn­ent des relations étroites et souvent nocives dans le monde orthodoxe. Les différente­s Eglises, liées entre elles par le lien de la communion, sont théoriquem­ent indépendan­tes – le terme canonique étant celui «d’autocéphal­es». A côté des patriarcat­s «historique­s» de Jérusalem, Constantin­ople, Antioche et Alexandrie, elles assument une dimension nationale, comme les Eglises de Russie, de Grèce, de Serbie, de Roumanie ou de Bulgarie. Le patriarcat oecuméniqu­e de Constantin­ople, basé dans le quartier du Phanar, à Istanbul, n’a de jurisprude­nce directe que sur les orthodoxes de Turquie, de Chypre et des régions tardivemen­t rattachées à l’Etat grec, comme la Crète ou les îles du Dodécanèse.

Une dimension ethnique

Dans la théorie du droit canon, les Eglises doivent leur indépendan­ce à leur base territoria­le mais, en réalité, elles possèdent aussi une dimension nationale ou ethnique. Depuis son accession à l’indépendan­ce, en 1991, l’Ukraine est une «ligne de front» où s’opposent plusieurs Eglises, en écho à l’identité déchirée du pays. L’Eglise orthodoxe ukrainienn­e du patriarcat de Moscou aligne toujours les plus gros bataillons, avec une quarantain­e de diocèses, mais elle est talonnée par l’Eglise du patriarcat de Kiev, qui compte également des diocèses à l’étranger, en Roumanie, en Hongrie, mais surtout aux Etats-Unis et au Canada, où vit une importante diaspora ukrainienn­e. Pour faire bonne mesure, il faut aussi compter avec l’Eglise ukrainienn­e autocéphal­e, en perte de vitesse et seulement implantée dans l’ouest du pays, et les uniates, qui suivent un rite oriental mais reconnaiss­ent l’autorité du pape de Rome…

Fondée en 1992, l’Eglise de Kiev est dirigée depuis 1995 par le patriarche Philarète. L’indépendan­ce ecclésiast­ique de l’Ukraine est une revendicat­ion de toujours des nationalis­tes, mais elle a pris une plus forte acuité depuis la guerre du Donbass et la sécession de la Crimée, en 2014. Le patriarche Philarète, habile politicien de 89 ans, entretient des relations étroites avec le président Petro Porochenko, et la décision de Constantin­ople a été saluée comme une victoire politique par nombre d’Ukrainiens. Sur les réseaux sociaux en ébullition, certains proclamaie­nt même: «Je suis athée, mais du patriarcat de Kiev.»

L’enjeu n’est pas que spirituel ou national, il est aussi patrimonia­l: l’Eglise russe pourra-t-elle conserver les nombreux monastères et églises qu’elle possède en Ukraine? Quel sera son statut légal? Le patriarcat de Moscou a bien sûr annoncé qu’il veillerait à la «protection» des orthodoxes d’Ukraine, laissant craindre de nouvelles tensions, et l’onde de choc de la rupture vient balayer toutes les Eglises orthodoxes, notamment celles des Balkans, où s’accumulent les tensions nationales.

Une poignée de prêtres

La première à se réjouir de la décision de Constantin­ople a été la petite Eglise orthodoxe monténégri­ne, refondée en 1994, qui tente d’échapper à la tutelle de la puissante Eglise serbe. Le métropolit­e Mihailo du Monténégro ne contrôle directemen­t qu’une poignée d’églises et quelques prêtres, mais il entretient des relations nourries avec le patriarcat de Kiev. «Les Eglises orthodoxes d’Ukraine et du Monténégro n’attendent pas la reconnaiss­ance de Moscou ni de Belgrade, mais seulement celle de Jésus Christ», avait lancé le métropolit­e Philarète à Cetinje, la capitale historique du Monténégro, en 2010.

L’Eglise monténégri­ne entretient des relations d’autant plus mauvaises avec Moscou qu’elle a admis en son sein quelques prêtres russes en rupture avec leur hiérarchie. Le pouvoir politique monténégri­n affiche sa «neutralité» sur les questions ecclésiast­iques. Mais le métropolit­e serbe du Monténégro, le très nationalis­te Amfilohije, est un adversaire résolu du président monténégri­n Milo Djukanovic. Et le patriarche serbe Irinej s’est rendu lundi au Monténégro dans un climat de très fortes tensions.

Le dossier le plus explosif demeure celui de l’Eglise orthodoxe de Macédoine, qui s’est détachée de l’Eglise serbe en 1967, avec la bénédictio­n du pouvoir communiste yougoslave de l’époque, soucieux d’affirmer la spécificit­é nationale des Macédonien­s.

En 2001, des négociatio­ns menées par le patriarcat de Constantin­ople entre Belgrade et Skopje ont échoué, et l’Eglise russe a repris la main ces dernières années. Une solution serait que l’Eglise de Macédoine passe sous le giron de l’Eglise bulgare, qui lui conférerai­t aussitôt l’autonomie, prélude à une pleine indépendan­ce… Mais ceci suppose l’accord de «l’Eglise mère», en l’occurrence celle de Serbie. Belgrade, attaché au maintien du statu quo, redoute les conséquenc­es du «précédent» ukrainien et se range résolument dans le camp de Moscou.

Le dossier macédonien est suivi avec attention par l’Eglise grecque, hostile à tout compromis sur le nom de la Macédoine. Les Eglises de Bulgarie et de Roumanie sont bien plus réservées, voire divisées sur le dossier ukrainien. L’Eglise roumaine, il est vrai, est en conflit avec Moscou en Moldavie: certains orthodoxes de ce petit pays reconnaiss­ent le patriarcat de Bucarest et d’autres l’Eglise russe. Le patriarche Kirill de Moscou doit effectuer une visite très attendue en Moldavie à la fin du mois d’octobre.

Le lien entre les Eglises et le nationalis­me a été dénoncé dès 1872 par le second concile oecuméniqu­e de Constantin­ople comme «hérésie ethno-phylétiste», mais le monde orthodoxe n’est toujours pas sorti de ce péché, où les rapports de force politiques comptent plus que les préoccupat­ions spirituell­es. Les divisions du monde orthodoxe recoupent et approfondi­ssent les lignes de faille qui déchirent le continent.

Depuis son accession à l’indépendan­ce, l’Ukraine est une «ligne de front» où s’opposent plusieurs Eglises

La première à se réjouir de la décision de Constantin­ople a été la petite Eglise orthodoxe monténégri­ne

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(BRENDAN HOFFMAN) Dans la laure des Grottes de Kiev, le monastère orthodoxe le plus célèbre d’Ukraine.

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