Le Temps

«CumEx», ou comment siphonner les caisses d’un Etat

Cinquante-cinq milliards d’euros ont été subtilisés en quinze ans à plusieurs Etats européens, dont la Suisse, par des financiers opérant en bande organisée sur les marchés. Une enquête du «Monde», associé à 18 médias européens

- ANNE MICHEL, MAXIME VAUDANO ET JÉRÉMIE BARUCH (LE MONDE)

C’est une fraude gigantesqu­e qui a été mise au jour suite aux soupçons d’une inspectric­e du fisc allemand: en 15 ans, des financiers ont subtilisé 55 milliards d’euros à plusieurs Etats européens en manipulant des crédits d’impôts. Récit.

La crise… Partout, en ce mois de juin 2011, la crise s’écrit, se crie, se propage. Les dizaines de milliards d’euros injectés pour secourir les banques après le krach de 2008 ont achevé d’asphyxier des pays surendetté­s. L’Europe est au bord du gouffre, l’euro attaqué, la Grèce coule. Mais, au moins, les chefs d’Etat peuvent-ils se satisfaire d’avoir fait bon usage de l’argent public, pour préserver le secteur bancaire, poumon de l’économie.

Loin du tumulte du monde, en ce même été 2011, à Bonn, en Allemagne, au fond d’un petit bureau gris de l’administra­tion, une inspectric­e des impôts lit et relit un drôle de courrier qu’elle ne se résout pas à classer. C’est une demande de remboursem­ent d’impôts adressée au fisc par un fonds de pension, comme il en arrive tous les jours à l’Office fédéral des impôts pour les acheteurs d’actions cotées en bourse.

Mais cette demande-là l’intrigue. Le fonds réclame beaucoup d’argent, pour un très grand nombre d’achats et de ventes d’actions effectués dans des temps record, autour du jour, justement, où ces actions libèrent leurs dividendes. Il a fallu investir des dizaines de milliards pour ces transactio­ns, alors que cette caisse de retraite n’a qu’un seul bénéficiai­re. Un Américain, dont le domicile, dans un quartier ultrarésid­entiel du New Jersey, lui sert de siège social. Bien loin de Wall Street, donc. Comment peut-elle brasser autant d’argent?

Comme il y en a pour près de 54 millions d’euros, la jeune femme décide d’y regarder de plus près. Elle se plonge dans le monde opaque des transactio­ns boursières, auquel elle ne connaît rien. Et, au lieu des millions escomptés, adresse au fonds une longue liste de questions. Sans savoir qu’elle est, à elle seule, sur le point de mettre au jour le plus grand scandale fiscal de toute l’histoire en Allemagne: entre 7 milliards et 12 milliards d’euros subtilisés en sept ans entre 2005 et 2012.

Au fond, c’est toujours le contribuab­le qui paie la facture

Il ne s’agit pas d’une simple fraude à l’impôt, mais d’un vol, commis dans les caisses de l’Etat au préjudice des contribuab­les, par une bande organisée de fonds de placement, de banques, de courtiers et d’avocats. Le casse du siècle, en somme, monté par des délinquant­s en col très blanc, et baptisé «CumEx» (en latin: avec ou sans… dividendes).

Le cerveau, un ancien du fisc

Comme dans toutes les bonnes histoires de fraude à grande échelle, il faut un cerveau. Il est ici allemand, fils de pasteur, et s’appelle Hanno Berger. C’est un ancien haut fonctionna­ire du fisc de Francfort, et, à ce titre, contrôleur de la bourse et des banques, tôt reconverti en fiscaliste. Un avocat brillant et si bien informé qu’il se voit rapidement courtisé par les millionnai­res avides de ficelles fiscales.

Or, après des années à repousser les limites de l’optimisati­on fiscale, il s’ennuie un peu. C’est alors qu’en 2006 ou 2007, il identifie le filon du siècle. La finance s’apprête alors à connaître sa crise la plus violente depuis 1929, mais elle baigne encore dans l’argent facile et la spéculatio­n. Hanno Berger a repéré une façon de gagner gros, très vite: utiliser les crédits d’impôts qui résultent du versement des dividendes d’actions cotées en bourse. Ces remboursem­ents sont normalemen­t réservés à certaines catégories d’investisse­urs qui ont, bien entendu, acquitté au préalable leur impôt sur les dividendes. Mais le fiscaliste va s’en affranchir, en profitant de tous les stratagème­s qu’offrent les marchés financiers.

Le procédé n’est pas nouveau et avait été repéré dès les années 1990 par les contrôleur­s du Ministère de l’économie. Mais il n’a jamais été «industrial­isé». Surtout, alors que le législateu­r pensait avoir mis fin aux fraudes grâce à une loi ad hoc en 2007, Hanno Berger le génial fiscaliste a identifié une faille. Son plan est simple, même s’il passe par des techniques compliquée­s: mettre au point des montages où les actions changent de main si vite, d’un intervenan­t à un autre et d’un pays à un autre, qu’il est difficile de savoir, à un instant «T», qui détient quoi et combien.

Ainsi, l’impôt payé une seule fois pourra être récupéré plusieurs fois. Parfois même, l’impôt sera récupéré sans avoir été payé. Les montages seront si complexes que le fisc n’y verra que du feu. Poussée à grande vitesse, la machine des crédits d’impôts va devenir une vraie machine à cash. «Et, au fond, c’est toujours le contribuab­le du pays concerné qui paie la facture», reconnaît aujourd’hui un ancien disciple du maître à penser.

Martingale en poche, Hanno Berger ne met pas longtemps à recruter des volontaire­s dans sa clientèle de banques et de grandes fortunes. Ce n’est pas du vol, leur répète-t-il avec aplomb, d’autant qu’à première vue, il ne s’agit que d’une variante de l’arbitrage de dividendes, une stratégie d’optimisati­on fiscale fondée sur des méthodes similaires d’échanges rapides d’actions. C’est tout au plus une excroissan­ce d’un business pratiqué depuis des années par toutes les grandes banques de la planète.

En coulisses, la fête continue

Petit à petit, ce commerce se structure, les équipes s’étoffent. Hanno Berger bouscule les nouvelles recrues: «Ceux qui seraient tentés de penser qu’il y aura moins de crèches ou d’écoles maternelle­s construite­s en Allemagne à cause de notre business n’ont rien à faire ici!»

Les grands noms de la finance se laissent convaincre: banques internatio­nales prestigieu­ses, fonds d’investisse­ment ou de pension américains, courtiers de renom, avocats en vue… Des établissem­ents aussi réputés que Goldman Sachs ou BNP Paribas prêtent main-forte à de petites «maisons» privées, comme la banque suisse J. Safra Sarasin, bien connue des grandes fortunes.

La crise qui se profile dès la mi-2007 puis plonge le monde dans la tourmente après la chute de la banque américaine Lehman Brothers le 15 septembre 2008 semble même les encourager à jouer contre les deniers publics.

La finance mondiale, pour avoir trop spéculé, se découvre pourtant rongée de l’intérieur par des produits financiers toxiques. Les Etats sont appelés à son secours, ils consacrent des plans de sauvetage géants au secteur bancaire, en prêts ou en injections en capital. Les banques font acte de contrition, promettent de renoncer aux activités spéculativ­es pour se recentrer sur le financemen­t de l’économie réelle… Officielle­ment, la fête est finie.

Mais, en coulisses, les agapes continuent. Les témoins de ces années-là évoquent luxe, filles et cocaïne devant les enquêteurs et les médias partenaire­s du Monde. Autour de Hanno Berger, un noyau dur de spécialist­es se structure. Ces derniers évoluent entre la City de Londres et Francfort. Ils ont créé leurs propres boutiques financière­s dès 2008, pour gagner en discrétion et toucher le jackpot. C’est avec eux que traitent les banques et les fonds.

Leur repaire: un restaurant indien ultrachic de Londres, The Cinnamon Club, qui jadis abrita l’ancienne bibliothèq­ue de Westminste­r. C’est là, entre deux coupes de champagne, que se discutent les montages, les règles de partage des gains et les consignes de sécurité. La confidenti­alité est impérative, toutes les traces sont scrupuleus­ement effacées: à chaque opération nouvelle, un téléphone neuf est utilisé.

Dans le premier cercle se trouve Paul Mora, un ancien de la banque allemande HVB, qui a fondé la société Ballance Capital avec un transfuge de la Deutsche Bank. Il y a aussi Sanjay Shah, qui a appris le métier chez Merrill Lynch et propose les services de son fonds spéculatif, Solo Capital. Il est l’heureux propriétai­re d’un yacht de luxe, qu’il a baptisé… Cum-Ex. Ou Neil Anand, qui a quitté JP Morgan pour la société de gestion Duet, et Darren Thorpe, qui a fait de la petite banque australien­ne Macquarie un géant du CumEx. Enfin, bien sûr, Hanno Berger lui-même, qui finit par fonder son propre cabinet, BSK.

A l’assaut d’autres coffres-forts

En 2009, la crise financière se mue en crise de l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) déverse des tonnes de liquidités pour maintenir la zone euro à flot, mais le business du CumEx continue à prospérer. De nombreux fonds sont ainsi créés pour acheter et vendre des actions autour du jour du versement des dividendes. Ils se servent dans les caisses de

«Ceux qui seraient tentés de penser qu’il y aura moins de crèches ou d’écoles maternelle­s à cause de notre business n’ont rien à faire ici!» HANNO BERGER, CERVEAU DE LA FRAUDE «CUMEX» EN ALLEMAGNE

l’Etat allemand et se partagent le pactole avec les grandes banques – qui prennent soin de rester en retrait.

Alors que, sous leurs yeux, l’Europe prend l’eau, une cinquantai­ne de banques participen­t à ces schémas frauduleux. En vérité, il s’agit de l’investisse­ment parfait, avec un niveau de risque zéro, car indépendan­t des fluctuatio­ns du marché. Ces opérations génèrent des centaines de millions d’euros, alors qu’elles n’ont aucune finalité économique – sinon d’instaurer un droit de tirage permanent sur le fisc.

Le filon est si juteux que le système s’exporte, pour fracturer d’autres coffres-forts fiscaux. A lui seul, le trader Sanjay Shah dérobe au Danemark 1,4 milliard d’euros, entre 2012 et 2015. Il a organisé entretemps de grands concerts de Prince, de Snoop Dogg et de Ricky Martin avec sa fondation philanthro­pique. D’autres membres du groupe ont gagné des centaines de millions, en reproduisa­nt l’arnaque en Autriche, en Suisse, en Norvège et en Belgique.

La France aurait pu être un terrain de choix, mais Hanno Berger s’y est cassé les dents. Dès 2007, il avait pourtant missionné cinq prestigieu­x cabinets d’avocats parisiens pour tenter de trouver la faille. En vain. Contrairem­ent à ses voisins, l’Hexagone n’utilise plus, depuis 2005, le système des avoirs fiscaux, qui permet de tromper le fisc en réclamant des remboursem­ents multiples. La fraude n’y est plus possible, même si l’optimisati­on fiscale des dividendes y prospère.

«Big problem, game over»

Lorsque l’existence de la manoeuvre s’ébruite en Allemagne, le Ministère des finances tente de réformer le système. «Big problem, game over», écrit un disciple de Hanno Berger. Une fois encore, les financiers trouvent la parade, en utilisant des fonds de pension américains dissimulés derrière des sociétés à Gibraltar. Ils engrangent encore quelques milliards avant que l’inspectric­e des impôts de Bonn ne les mette définitive­ment hors jeu, en 2011.

L’Allemagne ouvre alors enfin les yeux sur le gigantesqu­e hold-up dont elle a été victime. Les députés votent en urgence une réforme qui interdit le «CumEx» à compter du 1er janvier 2012. Ils installent une commission parlementa­ire, tandis qu’aux quatre coins du pays, des enquêtes pénales sont ouvertes.

La plupart des braqueurs ont fui, certains sont signalés en Suisse ou à Dubaï. Mais en 2017, les langues se sont déliées. Certains escrocs ont commencé à parler, et les premières mises en examen tombent en mai 2018, dont celles de Hanno Berger et Paul Mora. Les premiers procès devraient avoir lieu début 2019. Les banques, elles, risquent des poursuites au civil, ne pouvant en droit allemand être poursuivie­s au pénal en tant que personnes morales.

L’Allemagne sait ce qu’elle doit à celle qui a fait vaciller le château de cartes, un jour de juin, il y a huit ans. La jeune inspectric­e des impôts de Bonn, que n’ont découragée ni les bataillons d’avocats ni les menaces de poursuites, préfère rester anonyme. «Je ne suis pas une héroïne. J’ai juste fait mon travail», dit-elle.

 ?? (RALPH ORLOWSKI/REUTERS) ?? Alors que les Etats européens renflouaie­nt les banques pendant la crise, des financiers ont mis en place dès 2011 une escroqueri­e inédite. L’Allemagne, qui a ouvert des enquêtes pénales, a perdu de 7 à 12 milliards d’euros de recettes fiscales entre 2005 et 2012.
(RALPH ORLOWSKI/REUTERS) Alors que les Etats européens renflouaie­nt les banques pendant la crise, des financiers ont mis en place dès 2011 une escroqueri­e inédite. L’Allemagne, qui a ouvert des enquêtes pénales, a perdu de 7 à 12 milliards d’euros de recettes fiscales entre 2005 et 2012.

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