Quelle porte de sortie pour l’Arabie saoudite?
Vraisemblablement assassiné par les services saoudiens, le journaliste d’opposition était un familier de la famille royale avant d’entrer en dissidence et de critiquer l’aventurisme du prince héritier
Vraisemblablement assassiné par les services saoudiens dans le consulat d’Istanbul, le journaliste d’opposition Jamal Khashoggi était un initié de la famille royale avant d’entrer en dissidence et de critiquer l’aventurisme de Mohammed ben Salmane. Portrait.
Même le président américain, Donald Trump, qui fait tout pour ménager son allié saoudien a fini par l’admettre. Le journaliste d’opposition Jamal Khashoggi, disparu le 2 octobre dernier dans le consulat du royaume à Istanbul, est «certainement mort». Son dernier employeur, le Washington Post, s’est résolu à publier mercredi sa dernière chronique. Il y est question de l’absence de liberté d’expression dans le monde arabe.
Cette liberté d’expression, Jamal Khashoggi l’a payée horriblement cher. Selon un mystérieux enregistrement relaté par un journal pro-gouvernemental turc, les doigts du journaliste, ceux-là même qui tenaient une plume de plus en plus acerbe contre la monarchie, auraient été coupés. Jamal Khashoggi aurait ensuite été décapité et démembré par une équipe venue spécialement de Riyad.
Quand le journaliste a-t-il franchi la ligne rouge faisant de lui un ennemi à abattre? Pendant la majeure partie de sa carrière, Jamal Khashoggi avait pourtant ses entrées au palais royal. Il a accompagné ses turpitudes et sans doute partagé bien des secrets de famille. Ses analyses n’en étaient devenues que plus pertinentes et redoutables.
«Je ne vois que la vague d’arrestations»
Ces derniers temps, la cible la plus fréquente de ses chroniques n’était autre que le tout-puissant Mohammed ben Salmane, alias MBS, l’héritier désigné de la monarchie depuis juin 2017. Les présumés tueurs d’Istanbul identifiés par les caméras de surveillance turques proviennent de l’entourage du jeune prince, pressé de succéder au roi Salmane, son père affaibli.
En septembre 2017, alors que MBS était encensé à l’étranger comme le réformateur nécessaire au royaume, Jamal Khashoggi écrivait dans le Washington Post: «Dans son ascension vers le pouvoir, le prince a promis des réformes sociales et économiques. Il a parlé de rendre notre pays plus ouvert et tolérant […] mais tout ce que je vois, c’est la récente vague d’arrestations.» Par cette première chronique, le journaliste annonçait son exil aux EtatsUnis, craignant d’être arrêté lui aussi s’il remettait les pieds sur le sol saoudien.
Rien ne le prédestinait à la dissidence et à l’exil. Né en 1958, dans la ville sainte de Médine, Jamal Khashoggi est issu d’une grande famille saoudienne qui a fait fortune dans le commerce des armes. Le journaliste, lui, a fait ses premières armes dans les médias officiels saoudiens, peu réputés pour leur liberté, tentant de repousser les limites de la censure. Dans les années 1980, il avait couvert la guerre en Afghanistan, à l’époque où les Saoudiens finançaient pour la CIA les moudjahidin afghans contre les Russes. Parmi ces combattants, il y avait un autre membre de la bonne société saoudienne, un certain Oussama ben Laden.
Jamal Khashoggi avait rencontré à plusieurs reprises celui qui allait se retourner contre la monarchie saoudienne et son protecteur américain après la première guerre du Golfe, en 1991. Le journaliste avait entre-temps pris ses distances avec l’instigateur des attentats du 11-Septembre. Mais il n’a cessé de défendre l’islam politique. Au contraire, surtout depuis les Printemps arabes, la monarchie considère les Frères musulmans comme un péril mortel. Car Riyad se veut le seul défenseur de l’islam et gardien des lieux saints.
Peu après les attentats du 11 septembre 2001, Jamal Khashoggi prend la tête du quotidien saoudien El Watan, considéré comme progressiste. Mais le rédacteur en chef est congédié en 2003, puis rappelé en 2007, avant d’être de nouveau remercié en 2011. Trop remuant? Pas tout à fait. Entre 2003 et 2007, le journaliste est conseiller à l’ambassade d’Arabie saoudite à Londres, puis à Washington, travaillant pour le prince Turki al-Fayçal, un ancien responsable des services secrets saoudiens. C’est tout le «paradoxe saoudien», estimait ce critique très bien introduit dans les cercles du pouvoir. On disait aussi Jamal Khashoggi très proche d’un autre prince, le milliardaire Al-Walid ben Talal, emprisonné avec d’autres personnalités par MBS dans l’hôtel Carlton de Riyad entre novembre 2017 et janvier 2018. Une opération mêlant lutte contre la corruption et extorsion, bien évidemment vilipendée par le journaliste exilé.
Critique sur le Yémen et le Qatar
Dans l’une de ses dernières chroniques, Jamal Khashoggi regrettait la décision du président Barack Obama de ne pas résister au coup d’Etat militaire de 2013 contre les Frères musulmans en Egypte, qui étaient parvenus au pouvoir grâce à des élections libres. «Il ne peut y avoir ni réforme politique, ni démocratie dans les pays arabes sans accepter que l’islam politique en fasse partie», écrivait-il le 28 août dernier. Le chroniqueur dénonçait aussi la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen ou encore le blocus du Qatar, accusé de soutenir les Frères musulmans. Deux aventures menées sous l’impulsion de MBS et qui tournent au fiasco.
Autant de raisons pour se débarrasser d’une personnalité issue du sérail en plein jour dans un pays étranger? MBS a-t-il présumé de sa puissance en ordonnant l’assassinat du journaliste d’opposition? L’avenir dira si la mort de Jamal Khashoggi coûtera le trône au prince héritier. Dans ses derniers mots pour le Washington Post, le chroniqueur prônait la création d’un média transnational arabe indépendant, à l’abri des pressions politiques des régimes de la région, une bataille qui lui paraissait bien plus essentielle que les guerres de succession.
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