Le Temps

Les détectives se défendent d’être des espions

- JOCELYN DALOZ t @jocelyn_daloz

Le 25 novembre, les Suisses diront s’ils veulent donner davantage de moyens aux assurances sociales pour traquer les fraudeurs. Au centre du dispositif: les détectives, auxquels les assureurs ont recours. Le Temps en a rencontré quelques-uns, bien décidés à défendre leur réputation.

Les fins limiers rejettent la mauvaise image d’espions intrusifs répandue dans la campagne contre la surveillan­ce des assurés. Ils défendent la nécessité de leur travail dans la lutte contre les fraudes et le service rendu à tous les assurés

Concernés au premier plan par le référendum sur la surveillan­ce des assurés contre la fraude, les détectives privés réagissent avec colère à l’image négative que donne d’eux la campagne référendai­re menée par une partie de la gauche. Ils rejettent l’idée qu’on leur accorderai­t des pouvoirs plus étendus qu’aux policiers, tout en se défendant de s’introduire dans la vie privée des gens.

«Qu’on puisse être contre, je le conçois. Ce qui m’horripile, c’est le fait que des élus qui connaissen­t parfaiteme­nt la loi trompent la population», assène Léonard Bruchez, détective privé spécialisé dans la surveillan­ce des assurés, que nous rencontron­s sur la terrasse d’un hôtel lausannois, sur une place animée de la ville. C’est un homme discret, qui sait se rendre invisible dans la rue, se fondre dans la foule. Une faculté qui relève, selon lui, plus de l’inné que de l’acquis. «Des fois, je vois des amis de loin et je m’amuse à les suivre. Au bout de dix minutes, quand je les rejoins, ils n’en reviennent pas que j’aie pu m’approcher si près d’eux sans être vu», nous confie-t-il avec un sourire.

Il est l’un des rares de sa profession à travailler de manière privilégié­e avec les assureurs et à effectuer une part importante de son chiffre d’affaires dans la traque aux fraudeurs. «En Suisse romande, on nous compte sur les doigts de la main.» D’après Thomas Carrecabe, de l’agence Adimen, «les assurances choisissen­t avec soin les personnes de confiance».

Les faits, avant tout

Ces «personnes de confiance» sont appelées lorsqu’un doute persiste au sein d’un service de fraude d’une assurance. Par exemple, l’assurance invalidité soupçonne Monsieur X, qui bénéficie d’une rente AI pour incapacité de travailler, de compléter indûment sa rente en travaillan­t comme manoeuvre sur des chantiers. «Nous sommes le dernier recours, lorsque l’assureur n’a pas pu dissiper son doute malgré des vérificati­ons auprès de la personne ou de son médecin», justifie Léonard Bruchez.

Le détective est mandaté pour suivre la personne assurée, généraleme­nt pendant quelques jours. Il constate que tous les matins à 6 heures, Monsieur X prend sa voiture et se rend près d’un chantier. Depuis la rue, il le voit soulever des madriers. Le soir, la cible fait de la musculatio­n sur son balcon, clairement visible depuis la terrasse d’en face. Le détective photograph­ie et filme tout en consignant les informatio­ns. «Dans nos rapports, nous n’incluons que des faits, sans formuler de jugements. Notre but n’est pas de chercher des preuves à tout prix pour faire plaisir à notre client», déclare Christian Sideris, de l’agence genevoise Seeclop. D’après Léonard Bruchez, les assureurs n’ont pas attendu la loi pour instaurer des réglementa­tions strictes: ses clients lui interdisen­t tout enregistre­ment visuel et sonore à l’intérieur de la sphère privée. «Un balcon librement visible depuis la rue, ce n’est pas la sphère privée», estimet-il, ce qu’a confirmé le Tribunal fédéral en 2011.

Au bout de trois jours de surveillan­ce, il transmettr­a un rapport détaillé, qui estimera alors si les informatio­ns récoltées prouvent une infraction à l’assurance.

Soutien à la révision de la loi

Comme la plupart de ses collègues, il est favorable à un cadre légal pour sa profession. L’arrêt de la CEDH en 2016 empêche les assurances sociales de faire appel à leurs services et a nécessaire­ment ralenti leur activité. «La loi représente une occasion de nous légitimer», estime son confrère Thomas Carrecabe.

Par ailleurs, Christian Sideris voit dans son métier un garde-fou contre les fraudes qui coûtent à l’ensemble des assurés: «Si la loi ne passe pas, la société se tire une balle dans le pied.»

«Big Brother, ce n’est pas nous»

Face aux arguments des référendai­res, qui mettent en avant l’intrusion dans la vie privée et mobilisent force métaphores orwellienn­es pour dénoncer la loi, les détectives manifesten­t leur indignatio­n. «Big Brother s’est de longue date implanté dans le quotidien des gens. Ce que nous faisons n’a rien à voir, déclare Léonard Bruchez. Nous ne touchons qu’à la vie publique des gens. Jamais à la vie privée.»

L’utilisatio­n de drones relève du fantasme, selon ces hommes de l’ombre. Légalement, ces engins ne pourront pas effectuer de prises de vues, et seront uniquement utilisable­s pour la localisati­on de personnes. Cependant, les restrictio­ns qu’imposent les règlements de l’espace aérien (interdicti­on de voler au-dessus de maisons et en milieu urbain sans autorisati­on) éliminent de facto les drones de la panoplie du détective privé. Et pour ce qui est des traqueurs GPS, même s’ils peuvent se révéler utiles dans le cas de filatures en voiture, Léonard Bruchez se montre sceptique. «Une décision judiciaire est longue à obtenir.»

Au-delà des réglementa­tions formelles, l’éthique demeure une boussole à laquelle il s’agirait de se fier. «Il est impensable de filmer quelqu’un à travers une fenêtre, quand bien même ce serait légal», affirme Thomas Carrecabe.

Tous affirment d’ailleurs que les surveillan­ces concernent une quantité négligeabl­e de cas (moins de 1% selon eux) et qu’il est rare qu’une surveillan­ce ne donne pas quelque chose. Sur ce point, les chiffres de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) semblent les contredire: de 2009 à 2016, l’AI a mandaté une observatio­n de 1700 dossiers sur les 16000 cas de suspicion (10%). Les soupçons étaient fondés dans 800 affaires, soit 47%. Néanmoins, l’OFAS confirme qu’en aucun cas les détectives ne disposent de privilèges plus étendus en matière de surveillan­ce que la police: celle-ci possède les mêmes prérogativ­es en matière de surveillan­ce et peut les étendre considérab­lement sur décision judiciaire, ce que les détectives ne peuvent pas.

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«Nous ne touchons qu’à la vie publique des gens. Jamais à la vie privée» LÉONARD BRUCHEZ, DÉTECTIVE PRIVÉ SPÉCIALISÉ DANS LA SURVEILLAN­CE DES ASSURÉS

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(THIERRY PAREL POUR LE TEMPS) Les détectives privés sont appelés lorsqu’un doute persiste au sein du service de fraude d’une assurance.

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