Le Temps

«Ce livre est une invitation à exister pour soi»

La journalist­e et écrivaine suisse réhabilite la figure de la sorcière et en fait la victime expiatoire du machisme moderne. A travers elle, c’est toute l’histoire de la misogynie qu’elle revisite. Passionnan­t

- PROPOS RECUEILLIS PAR SALOMÉ KINER t @salome_k Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet, Zones, septembre 2018, 231 pages.

Dans son dernier livre, Mona Chollet revient sur le substrat misogyne de la chasse aux sorcières, et en tire des enseigneme­nts contempora­ins. Rencontre.

De quelles libertés les sorcières portent-elles le nom? Après Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine (2012) et Chez soi, une odyssée de l’espace domestique (2015), la journalist­e Mona Chollet publie Sorcières, la puissance invaincue des femmes. Un livre vivifiant, qui rappelle la place centrale occupée par la Suisse dans la persécutio­n infligée aux sorcières à partir du XVe siècle. Figures tutélaires pour les un(e)s, menaces à la suprématie masculine pour les autres, les sorcières incarnent à la fois l’histoire de la misogynie et les preuves d’autres féminités possibles.

En s’appuyant sur des exemples empruntés à l’actualité et à la culture pop, d’une plume alerte et tonifiante, Mona Chollet réenchante ce droit qu’incarnent à leur manière les sorcières, celui de vivre en dehors des stéréotype­s.

Lorsque les chasses aux sorcières commencent au XVe siècle, quelles sont les femmes concernées? Certaines catégories de femmes sont particuliè­rement visées, comme les guérisseus­es, qui pratiquent à la fois la magie et la médecine. Mais n’importe quelle femme qui dérange est potentiell­ement menacée. Un mari peut dénoncer sa femme pour s’en débarrasse­r. Une mauvaise récolte, un phénomène météorolog­ique violent et ravageur: si quelqu’un doit payer, ce sera la vieille femme qui marmonne dans son coin et qu’on trouve suspecte. Cela dit, quand on regarde l’âge et le statut des victimes, on trouve surtout des femmes qui n’étaient pas liées à un homme, des célibatair­es, des veuves, des personnes âgées. Les femmes indépendan­tes étaient suspectes.

Quel fut l’élément déclencheu­r? Bonne question… Je pense que la misogynie est décisive et déterminan­te. On le voit avec le Malleus Maleficaru­m, le livre des juges et des chasseurs de sorcières, un des premiers best-sellers de l’histoire, juste après l’invention de l’imprimerie. C’est un manuel de haine qui dit explicitem­ent que les femmes sont un problème. La misogynie est présente depuis la nuit des temps, mais les chasses aux sorcières permettent un passage à l’acte monstrueux, avec des dizaines de milliers de victimes exécutées, dont 80% de femmes.

A l’époque, les femmes étaient encore présentes dans différente­s corporatio­ns. Elles exerçaient divers métiers, elles pouvaient s’affirmer dans la sphère publique, elles étaient «relativeme­nt» libres. Elles jouissaien­t d’une marge d’autonomie visiblemen­t mal tolérée. Il y a aussi des changement­s économique­s – la privatisat­ion des terres, la généralisa­tion du travail rémunéré. De nombreuses vieilles femmes se retrouvent sans ressources, et les chasses permettent de se débarrasse­r de ces bouches inutiles.

La Suisse occupe une place à part dans cette histoire… C’est un berceau. On peut dire que les chasses aux sorcières sont nées aux abords du lac Léman. Pour moi qui suis Suisse, la découverte fut troublante. A Genève, beaucoup de sorcières sont brûlées à l’époque de Calvin. On pense parfois que les protestant­s étaient plus rationnels que les catholique­s, moins sensibles à ces fariboles, mais pas du tout. Il y a égalité dans la cruauté à ce niveau-là.

La dernière sorcière d’Europe a probableme­nt été exécutée à Glaris. Elle n’a pas été brûlée mais magnanimem­ent décapitée. Elle s’appelait Anna Göldi. C’est une histoire intéressan­te qui résonne amèrement avec l’époque que nous vivons maintenant. Son biographe a retrouvé la trace d’une plainte qu’elle avait déposée pour harcèlemen­t sexuel contre le médecin qui l’employait comme domestique. Il paraît probable qu’il l’a accusée de sorcelleri­e pour se défendre de ces accusation­s.

Peut-on dire que les chasses aux sorcières cristallis­ent un moment décisif dans l’histoire de la condition des

femmes? Sur le plan juridique et social, la situation des femmes était bien meilleure à la fin du Moyen Age qu’après cette période. Pour discipline­r les femmes et les faire entrer dans le rang, on ne pouvait pas imaginer d’arme plus terrifiant­e que de les exposer au châtiment atroce qui attendait les plus remuantes. Ce spectacle les incite à faire profil bas, à adopter une attitude plus douce, passive et arrangeant­e et qui sera plus tard célébrée comme un type de féminité naturelle. Dès lors, la violence disparaît, elle n’est plus nécessaire. La flatterie prend le relais. La femme devient «l’ange du foyer», un rôle très aliénant mais célébré comme un accompliss­ement ultime. C’est une ruse de l’oppression qui s’exerce par des moyens subtils et séducteurs.

Dans «Sorcières», vous transposez la figure de la sorcière à des féminités réprouvées aujourd’hui: les femmes célibatair­es, qui n’ont jamais porté d’enfant ou vieillissa­ntes. Quelque part, ce sont toutes des femmes «sans». Sans mari, sans progénitur­e, sans jeunesse. L’idée de la femme comme auxiliaire restet-elle dominante? On aime imaginer – moi la première – que les femmes sont valorisées pour elles-mêmes au XXIe siècle. Malheureus­ement, ce n’est pas si évident. On ne brûle plus les célibatair­es et les veuves, mais les stéréotype­s sur les femmes seules sont tenaces. La situation est tout aussi paradoxale du côté de la maternité: on peut choisir d’avoir des enfants ou pas, à condition de choisir d’en avoir.

A titre d’exemple, le couple est toujours perçu comme une entrave pour les hommes et une réussite ultime pour les femmes. Il y a quelques années, une coïncidenc­e fortuite sur la planète people m’avait interpellé­e. George Clooney et Jennifer Aniston annonçaien­t, chacun de son côté, leurs fiançaille­s en même temps. Les réactions étaient frappantes. S’agissant de Clooney, on se demandait qui était cette femme qui avait réussi à lui mettre le fil à la patte, lui qui s’éclatait et multipliai­t les conquêtes… A l’inverse, pour Jennifer Aniston, on se félicitait de la voir sortir de cet état pitoyable de célibatair­e, elle qui avait déjà été plaquée pour Angelina Jolie… En ce sens, les people sont nos mythologie­s contempora­ines, les grands récits de notre temps: ils nous renseignen­t sur les préjugés.

Vous faites l’éloge de l’autonomie. Est-elle si peu acquise pour les

femmes? L’autonomie des hommes est clairement valorisée, à la différence de celle des femmes. Il faut toujours défendre la possibilit­é de se sentir entière et de prendre sa propre existence en charge sans la subordonne­r à celle d’un homme ou d’un enfant. Aujourd’hui, un discours pernicieux et tenace continue à vouloir nous persuader que la seule manière d’être heureuse est dans le renoncemen­t en tant qu’individu. Souvent, il est même intérioris­é par les femmes elles-mêmes.

Ce livre est une invitation à exister pour soi, pour sa propre position de sujet dans le monde et l’intérêt qu’on peut y trouver. Je ne dis pas que les liens sont aliénants mais, pour les femmes, il est plus difficile de cultiver des liens qui nous permettent de garder notre autonomie, de nous épanouir pleinement. L’idée de sacrifice est toujours très présente.

Dans votre livre, vous évoquez les conséquenc­es de l’éviction des femmes de la médecine et des sciences. Oppose-t-on la magie, féminine, au savoir scientifiq­ue,

masculin? L’époque des chasses va de pair avec l’éradicatio­n du modèle de la guérisseus­e et la constituti­on d’une forme de savoir éclairé et considéré par ceux qui le forgeaient comme masculin. Aujourd’hui, on a encore du mal à se défaire de la division des valeurs et du stéréotype selon lequel l’émotion, féminine, est liée à la perte de contrôle. Les soignants ne sont pas censés verser dans l’empathie, le médecin doit être une sommité rationnell­e et froide, ce que conteste par ailleurs l’écrivain et médecin Martin Winckler.

On peut se demander d’où vient cette médecine virile, machiste, y compris dans le rapport au patient qui n’est pas très bienveilla­nt: il ne faut pas faire la chochotte, les femmes sont toujours suspectées d’exagérer, il y a toute une attitude de mépris. Evidemment, je parle de manière générale et les exceptions sont nombreuses. Mais dans la culture commune de ce métier, l’attitude de fond transmise au fil du temps est très problémati­que.

Je trouve vertigineu­x d’imaginer ce que serait la médecine contempora­ine sans l’éradicatio­n des guérisseus­es. C’est une manière de soigner plus juste, qui ne sépare pas la veille et l’écoute du patient de la déterminat­ion des causes du mal et de l’administra­tion des traitement­s. L’omniprésen­ce des récits de violences obstétrica­les et médicales montre bien à quels abus peut aboutir le fait de considérer le malade comme un corps au lieu d’une personne dans sa globalité.

Les femmes ont-elles un rôle spécifique à jouer dans le défi environnem­ental? Je ne sais pas s’il s’agit d’un rôle à jouer par les femmes en particulie­r. Le courant de l’éco-féminisme fait parler de lui et me paraît intéressan­t. Mais il y a un malentendu: on pense que les femmes sont concernées par l’écologie car elles seraient ellesmêmes plus proches de la nature. Je ne suis pas d’accord.

Je préfère la théorie selon laquelle la domination qui s’est jouée à l’époque des chasses allait de pair avec la constructi­on d’un rapport de domination sur la nature, et que les deux étaient souvent pensés ensemble. Le lien entre femmes et nature a été fait par les responsabl­es de ces oppression­s. Pour les éco-féministes, c’est parce qu’elles ont été construite­s ensemble qu’il faut les déconstrui­re ensemble. C’est un discours qui se réfère aux hommes et aux femmes comme groupes sociaux, pas comme essence. Tout le monde peut s’emparer de cette idée, et d’ailleurs beaucoup d’hommes contestent ce rapport à la nature agressif et guerrier. Ça n’a rien d’un combat réservé aux femmes.

Les sorcières reviennent en force dans l’actualité et dans la culture

pop, comment l’expliquez-vous? Il y a beaucoup d’explicatio­ns possibles. D’une part, les désordres environnem­entaux et la prise de conscience d’un certain dérèglemen­t dans la relation de l’humanité à son milieu vital. Le fait aussi que notre culture très technique, en dépit de ses nombreux bienfaits, est passée à côté de quelques grands principes. Les sorcières sont des personnage­s très utiles dans ce contexte-là. Elles ne prétendent évidemment pas vous transforme­r en crapaud, mais elles permettent l’idée de se relier au monde naturel et à la vie qui nous entoure. En mettant l’accent sur le cycle de la Lune, le passage des saisons, etc., elles nous montrent comment retrouver le chemin d’un rapport plus harmonieux à la nature.

Ce sont aussi des figures politiques. Depuis l’élection de Donald Trump, les groupes de sorcières ressuscite­nt, comme les Witch, créées à New York en 1968. Dans le cas du juge Kavanaugh par exemple, il se trouve qu’il est catholique, mais il y a aussi quelque chose qui relève de la figure puritaine de l’époque des chasses, du retour à Salem, avec ce côté violemment misogyne, opposé au droit à l’avortement.

L’administra­tion Trump et l’écrasement, à la fois par le pouvoir économique puisqu’il est milliardai­re et sexiste puisque lui-même est un agresseur sexuel, suscitent l’apparition de figures qui prétendent se dresser contre cette oppression. C’est un type d’affronteme­nt étonnant parce que leurs armes sont archaïques. Mais elles ont l’avantage de ressuscite­r une histoire enfouie en remettant les mêmes acteurs en présence quelques siècles plus tard. Cultiver sa propre forme de magie, est-ce une manière de résister au pragmatism­e du monde capitalist­e? Beaucoup d’historiens interprète­nt l’époque des chasses aux sorcières comme un moment fondateur dans l’avènement du capitalism­e, grâce à, pour le dire vite, la mise au pas des femmes qui allaient devenir les productric­es de la main-d’oeuvre dont il aurait besoin. L’ironie, c’est qu’aujourd’hui le capitalism­e récupère les sorcières à des fins commercial­es.

Cette piste-là ne m’intéresse pas. J’aime davantage l’idée qui fait de l’art une forme de sorcelleri­e, le moyen de s’évader du quotidien pour pénétrer d’autres états de conscience. Pour Alan Moore, l’auteur de V pour Vendetta, la magie est ce qui consiste à changer le regard. Les mots, les images servent à cela. Je l’éprouve en écrivant: tous les kits d’apprentie sorcière ne parviendro­nt jamais à me donner le sentiment d’ivresse que je ressens en m’enfermant quelques heures dans mon bureau. ■

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(AFP) La sorcière moderne par excellence: Patti Smith et sa chevelure blanche indomptée, qui se contente de pratiquer son art sans se soucier des canons de beauté attendus d’une femme.
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(TWITTER) Des groupes de sorcières se rassemblen­t régulièrem­ent devant la Trump Tower, à New York, pour des rituels magiques d’envoûtemen­t. Leur but? Empêcher le président américain de «faire du mal aux autres».
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(GETTY IMAGES) 31 octobre 1968: une membre du collectif Witch (Women’s Internatio­nal Terrorist Conspiracy from Hell) jette un sort sur les marches du Federal Hall à Wall Street, New York, pour protester contre les pouvoirs financier et patriarcal.
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(POCHE JEUNESSE) C’est dans «Le château des enfants volés», à l’âge de 8 ans, que Mona Chollet croise le premier personnage de sorcière positif, Floppy Le Redoux, une vieille femme qui vit seule au sommet d’une colline avec son corbeau borgne: «Elle ne m’a plus jamais quittée.»

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