Avec Ariane Mnouchkine, le Théâtre du Soleil illumine Lausanne
L’artiste française fondait en 1964 une troupe devenue une légende. Grâce à Omar Porras, elle présente dès mercredi à Lausanne «Une chambre en Inde», fresque à son image, ardente et engagée. Portrait d’une insatiable
◗ Trois coups de brigadier, ce bâton théâtral, et la porte s’ouvre. Ariane Mnouchkine et son air d’alpage vous accueillent. C’est elle qui, en son repaire de la Cartoucherie de Vincennes, déchire les billets, en ouvreuse enchantée, la même qui, à l’heure des ovations, saluera au milieu de sa tribu.
La légende du Théâtre du Soleil pour ceux qui l’ont applaudie in situ commence par cette présence au seuil d’un spectacle qui est toujours une odyssée, le Vietnam des tambours sur la digue, l’Afrique fantôme des migrants en quête de paix.
La légende pour ceux qui n’ont pas goûté à la cuisine de la Cartoucherie, c’est celle que colportent des titres qui ne mentent pas: 1789, L’âge d’or, L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. A chaque fois, une fresque; et toujours un langage somptueux qui remonte des abysses comme un galion pour éclairer le présent.
Une chambre en Inde, qui promet d’éblouir Lausanne et la Suisse romande dès mercredi, est fait de cette même étoffe: une comédienne doit remplacer un metteur en scène en fuite, catastrophé par l’actualité; elle et ses camarades cherchent le ressort, une raison de jouer encore et soudain elle survient, dans une traînée de joie.
UN PÈRE RUSSE, PRODUCTEUR
Surtout, ne dites pas à Ariane qu’elle est reine, fileuse d’aventures ou que sais-je encore. Elle détesterait. Sa passion, c’est d’être cavalière dans le feu de l’action. Depuis un demi-siècle, elle vit pour la troupe qu’elle raccommode quand une déchirure l’abîme, pour ce public qu’elle choie, pour ces spectacles qui tanguent dans nos nuits comme un roitelet de Vélasquez, un samouraï de Kurosawa, une pirogue sur le Mékong, un fantôme sur le pont des soupirs d’un nô.
Femme-monde, Ariane. Mais qui lui a donné ces échasses? Elle naît en 1939, à Boulogne-Billancourt, fille de June Hannen, une Anglaise qui croit aux fées, et d’Alexandre Mnouchkine, un Russe émigré en France, passionné et drôle. A la maison, on parle cinéma: Alexandre est producteur, il tutoie Jean Cocteau, passe sa vie sur les plateaux, Ariane dans les pattes parfois, comme sur Fanfan la Tulipe en 1952.
La fillette est fascinée par l’intensité de ces tournages qui passent trop vite. Plus tard, le théâtre sera sa façon de retrouver cette énergie, mais dans la durée, souffle l’historienne Béatrice Picon-Vallin, auteur du magistral Théâtre du Soleil. Les cinquante premières années (Actes Sud).
L’OMBRE DU NAZISME
Mais l’enfance d’Ariane, c’est aussi l’ombre de la barbarie. Elle ignore qu’elle est juive par son père. Ses grands-parents russes, eux aussi réfugiés en France, sont déportés. Elle voit Alexandre pleurer devant une lettre, raconte-telle dans L’art du présent (Actes Sud), série d’entretiens passionnants avec la journaliste Fabienne Pascaud. Juste avant que les portes du train ne se referment, ils ont eu le temps de lui écrire: «Si tu nous voyais tous les deux aujourd’hui, tu serais fier de nous.»
Les échasses d’Ariane viennent donc de ces après-midi à admirer Gérard Philipe ou Edwige Feuillère – sa marraine. De ces autres où elle s’engouffre avec sa petite soeur dans un cinéma de quartier, ravie par Howard Hawks ou Joseph Mankiewicz. Et du théâtre bientôt. Après son bac, elle séjourne à Oxford, figurante dans un Coriolan de Shakespeare. C’est la révélation, comme elle l’a confié à Fabienne Pascaud: «Voilà, c’est cela! C’est cela ma vie, ai-je pensé, ce jeu ensemble, monter tous ensemble sur un navire qui part, loin, très loin, découvrir une terre légendaire et intacte!»
LE MONDE, SON THÉÂTRE
De retour en France, inscrite à la Sorbonne pour rassurer son père, elle crée l’Association théâtrale des étudiants de Paris. Autour d’elle, Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat et quelques autres ont des appétits shakespeariens. Ariane, elle, rêve de Chine, ce pays où elle ne mettra jamais les pieds. N’empêche qu’elle rallie le Japon, où elle espère obtenir un visa pour Pékin. Une fin d’après-midi à Kobe, elle découvre, bouleversée, l’élégance magnétique des acteurs nô. L’Asie est son royaume: elle traverse l’Inde, sac au dos, rejoint plus tard le Cambodge, chavirée par la douceur du paysage, par la splendeur des temples, le raffinement ultime d’un rituel dans un boui-boui.
Au bout de quinze mois, elle revient en France avec des visions
«Ariane a du charisme, elle parle magnifiquement, elle possède une autorité naturelle, mais elle peut être intransigeante» BÉATRICE PICON-VALLIN, HISTORIENNE DU THÉÂTRE
et peut-être des nostalgies. L’assurance surtout que le monde sera sa scène. Elle retrouve sa bande, aucun de ses camarades n’est professionnel, mais tous aspirent à faire «le plus beau théâtre du monde». Une nuit, en Ardèche, sous l’édredon, ils cogitent sur le nom à donner à leur désir: «La Vie», «Le Feu», «La Lumière», «L’Humanité». On imagine leur fraternité chamailleuse et cette illumination: «Le Soleil», souffle Ariane. L’aventure vient de trouver son nom.
Ariane fédère alors les énergies et forge ses principes. Au Soleil, comédiens et techniciens recevront le même salaire, à condition qu’il y ait de l’argent dans les caisses. Au Soleil, les enfants de Molière ne répéteront pas servilement un texte, mais improviseront à partir d’une situation, histoire d’élargir la fable. Au Soleil enfin, on coudra, clouera, chargera les décors. «Ils travaillaient comme des enragés, raconte Béatrice Picon-Vallin, la journée au bureau pour gagner leur vie, le soir au théâtre. Ariane, elle, suivait les cours de Jacques Lecoq, ce péda- gogue qui affirme qu’il n’y a pas de représentation du monde sans maîtrise du corps et du masque. Le soir, elle transmettait ce qu’elle avait appris à ses camarades.»
Ariane a 25 ans, une intelligence cavaleuse, des doutes qu’elle avoue volontiers, quand elle ne sait pas comment développer une scène. «Pour elle, le théâtre devait être un récit, une histoire à raconter au présent, toujours», poursuit Béatrice Picon-Vallin. Elle monte
Les petits-bourgeois de Maxime Gorki, «parce que nous étions des petits-bourgeois». Puis connaît un premier succès avec La cuisine du Britannique Arnold Wesker. Pour la pièce, les acteurs font un stage dans un restaurant. Sur scène, les casseroles sont bien vides pourtant. Toute la distinction du jeune Soleil est déjà là: le pouvoir d’illusion du corps.
«Ariane a toujours banni le réalisme, observe Béatrice Picon-Vallin, la réalité oui, mais pas le réalisme.» Ce credo porte le Soleil. S’il s’agit bien de parler de nos destins chamboulés, cela passe par l’imagination des comédiens, les trouvailles du décorateur, le pouvoir plus tard de gestes archaïques ou en voie de disparition, revitalisés par des acteurs afghans, indiens, russes, français.
Au Soleil, le cosmopolitisme est une politesse élémentaire, sur les planches et dans les assiettes du restaurant. Au début des années 1970, il trouve son écrin dans une ancienne cartoucherie à Vincennes. Des milliers de spectateurs prennent l’habitude de s’y presser pour goûter aux éclats du temps présent. «Ariane a toujours défendu un théâtre populaire, susceptible d’intéresser toutes les générations et toutes les classes sociales, dit Béatrice Picon-Vallin. Elle veut que chacun y trouve sa nourriture.»
En prise sur le monde, le Soleil? Oui, de gauche même, mais avec un esprit d’indépendance farouche. Pas question de céder en leur temps aux sirènes maoïstes par exemple. En juillet 2003, au Festival d’Avignon, Ariane Mnouchkine dit son désaccord face à la grève des intermittents, quitte à se faire huer – comme Patrice Chéreau. «Elle a du charisme, elle parle magnifiquement, elle possède une autorité naturelle, mais elle peut être intransigeante», observe Béatrice Picon-Vallin.
A ses côtés, dès 1985, l’écrivaine Hélène Cixous est une alliée magnifique. C’est elle qui écrit, capable de reprendre dix fois une scène pour qu’elle soit ajustée aux interprètes. «Ce qui ne peut arriver dans le monde-machine arrive encore au théâtre. Un rideau, un plateau, une caravane, des hauts plateaux. Arrivent: des destins. Des destins?! Nous qui n’avons plus que des existences.»
Toute l’ambition du Soleil est là, dans ces mots d’Hélène Cixous, recueillis par Béatrice Picon-Vallin. Un spectacle peut faire du bien, écrit Ariane Mnouchkine à sa troupe au mois de juillet 2006, à propos du Dernier caravansérail.
Le Soleil agit ainsi: il ne cache rien de nos misères, mais il illumine tout. Il donne au spectateur le sentiment d’un destin commun, il fait du bien, c’est vrai.
«Une chambre en Inde», Lausanne, Palais de Beaulieu, du 24 oct. au 18 nov. www.lesoleil-lausanne.ch