Une richissime famille indienne poursuivie
Les milliardaires basés à Cologny ont importé d’Inde du personnel qui travaillait sans permis ni assurances sociales en Suisse. Leur villa et leurs bureaux genevois ont été perquisitionnés. La justice évoque des soupçons d’«usure» et de «traite d’êtres hu
Le 12 avril dernier, à 8 heures du matin, la police frappe à la porte d’une maison cossue de Cologny. Ici vit l’une des plus riches familles d’Inde, à la tête d’un conglomérat qui comprend industries, banque et médias. Leur fortune s’élèverait à plus de 17 milliards de dollars, ce qui la place dans le top 100 du classement Forbes des plus riches de ce monde. Mais c’est un spectacle de pauvreté que vont découvrir les enquêteurs genevois emmenés par la procureure Gaëlle Van Hove.
Lors de leur perquisition, les policiers inspectent une cuisine luxueusement équipée, des salles de jeu et une piscine avec pool house, mais aussi deux chambres spartiates en sous-sol. C’est ici qu’habitent une demi-douzaine de domestiques. Une des employées a déposé plainte le 23 mars 2018 auprès de la police.
Devant les enquêteurs, ces employés indiens détaillent leurs conditions de vie: des salaires allant de 140 à 520 francs par mois pour travailler 7 jours sur 7, jusqu’à 18 heures par jour. L’un des employés affirme ne jamais être sorti de la maison en dix ans de service. Leurs passeports sont aux mains de leurs maîtres.
«Les conditions de vie de ces employés sont relativement précaires et ne remplissent pas les standards en vigueur quant à l’hébergement d’employés de maison», résume le rapport dressé par la police à l’issue de la perquisition.
Travail au noir
Durant vingt ans, les membres de la famille ont engagé, via leur family office et leur bureau à Bombay, des domestiques directement en Inde. Ces employés entraient en Suisse au moyen de visas touristiques Schengen, limités en principe à 90 jours. Après leur arrivée, leur passeport se voyait systématiquement confisqué. Leur salaire était versé en Inde, en roupies, tous les trois à quatre mois.
Un document du Ministère public genevois parle d’employés pris dans une «relation servile». De plus, ils travaillaient au noir. «Aucun des employés n’a jamais obtenu, ni même sollicité d’autorisation de séjour ou de travail en Suisse, quand bien même ils résidaient et travaillaient la plupart du temps à Cologny», note un document judiciaire issu de la procédure dont Le Temps a reçu copie.
L’une des employées, une nourrice qui a vécu quatre ans dans un abri antiatomique voisin de la villa, a souffert de douleurs au dos et au bras nécessitant une opération. Après lui avoir donné des médicaments antidouleur pendant quatre mois, ses employeurs finiront par l’envoyer dans un de leurs hôpitaux en Inde. Une fois qu’elle a été opérée, les frais de son traitement ont été retirés de son salaire.
Quatre membres de la famille, qui possèdent tous la nationalité suisse, sont désormais prévenus dans cette affaire. Ils bénéficient de la présomption d’innocence. S’ils devaient être condamnés à l’issue de la procédure, ils encourraient jusqu’à 5 ans de prison.
Sur intervention de l’avocat de deux membres de la famille concernée, il a été à ce stade donné ordre auTemps de ne pas divulguer le nom de cette dernière. Cette interdiction a été notifiée par ordonnance judicaire de mesure superprovisionnelles du 19 octobre dans l’après-midi, ce sans que Le Temps ait pu exprimer son point de vue. La procédure se poursuit.
Cinq millions de francs d’économie
Dans un courriel, le Ministère public genevois – qui ne s’est jamais exprimé à ce sujet jusqu’ici – «confirme l’interpellation de quatre personnes le 12 avril 2018 pour des suspicions d’usure, voire de traite d’êtres humains à l’encontre de trois employés de maison ainsi que des infractions à la Loi fédérale sur les étrangers».
En 2006 déjà, selon un document issu de la procédure, les prud’hommes avaient dénoncé l’un de ces cas aux autorités cantonales et deux des membres de la famille avaient été condamnés. Mais celle-ci semble avoir continué ses pratiques.
A ce propos, un rapport du Ministère public dresse un constat sévère: «Profitant de sa position très en vue et de ses relations en Inde, [l’un des prévenus] s’est servi de la détresse de ses employés pour les engager à des conditions complètement disproportionnées, avec des salaires plus de dix fois inférieurs aux normes prévues par le contrat type des travailleurs de l’économie domestique, tout en exploitant leur force de travail selon des horaires abusifs.»
Rien qu’en charges sociales, la famille aurait économisé près de 20000 francs par mois pendant vingt ans. Une somme qui atteint au total presque 5 millions de francs.
Sollicités par Le Temps pour livrer leur vision de l’affaire, les avocats de la famille, Mes Robert Assael, Romain Jordan, Maurice Harari et Marc Oederlin, ont répondu par une brève déclaration: «Au-delà du rôle trouble des syndicats [dans cette affaire], nos clients contestent avec la dernière énergie ces accusations qui sont malheureusement perçues par certains comme l’occasion de faire le procès de la lutte des classes en terres genevoises; l’acquittement sera plaidé et leur honneur rétabli.» Ils ajoutent que «c’est encore une affaire où la justice pénale est instrumentalisée pour obtenir de substantielles indemnités et des permis de séjour».
Classe sociale «très basse»
Lors de leur audition en avril dernier, les milliardaires indiens ont défendu le traitement de leurs employés. Ceux-ci étaient considérés «comme des membres de la famille» et ont toujours été payés pour leur travail. Ils avaient des vacances, des congés et de «longues pauses». Si les employés n’avaient pas de permis de travail en Suisse, c’est parce qu’ils étaient là non pour travailler, mais pour «aider quelque peu» la famille. Ils bénéficiaient aussi de billets d’avion leur permettant de rentrer en Inde chaque année.
«Ils ne sont pas déclarés aux assurances sociales en Suisse», a admis l’un des membres de la famille, mais ils avaient droit à des «montants importants» au moment de partir à la retraite. Selon cette version des faits, les employés étaient libres de leurs mouvements et avaient accès à leur passeport en tout temps. Quant à leurs salaires étriqués, ils seraient justifiés par le fait que les employés «appartiennent à une classe sociale indienne très basse», a expliqué aux enquêteurs le responsable du family office de la famille.
«Nos clients contestent avec la dernière énergie ces accusations»
«C’est une forme d’esclavage moderne qui ne devrait pas exister dans nos sociétés»
Une vision que ne partage pas Lorella Bertani, avocate de l’un des employés de maison. «C’est une forme d’esclavage moderne qui ne devrait pas exister dans nos sociétés, surtout quand on a affaire à des gens qui ont largement les moyens de payer et de traiter correctement leurs employés, explique-t-elle. Les victimes ont été traitées comme des êtres humains de deuxième catégorie. Il faut montrer que les autorités ne sont pas prêtes à accepter ce genre de comportement, d’autant qu’outre les employés, c’est tout le système de sécurité sociale suisse qui a été floué.»
Récusation
En face, la famille indienne se défend avec énergie. Ses avocats ont demandé la récusation de la procureure Gaëlle Van Hove, en charge de l’enquête. La magistrate aurait approché le dossier avec une optique très militante, très à gauche, indique en substance une source proche de la famille.
En plus du domicile de Cologny, la justice genevoise a également perquisitionné la société familiale, ainsi que le family office qui gère les intérêts de la famille en VieilleVille de Genève. L’équivalent de plus de 300000 francs en liquide a été saisi dans des coffres, «en vue de leur mise en sécurité». L’affaire pourrait aussi avoir des répercussions fiscales: des employés ont affirmé que le patriarche de la famille, officiellement domicilié à Monaco, vit presque tout le temps en Suisse.
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