Le Temps

Sous les Alpes, le plus grand gazoduc de Suisse

La Confédérat­ion veut tourner le dos aux énergies fossiles. Mais alors que le gaz naturel grignote les parts du mazout, le secteur rappelle son rôle stratégiqu­e en dévoilant les souterrain­s qu’il exploite

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ, OBERGESTEL­N @ AdriaBudry

«Si vous voulez faire de la contreband­e, c’est par là. Il n’y a pas une douane jusqu’à l’Italie.» Dans les anxiogènes couloirs du gazoduc Transitgas, le ton est à la plaisanter­ie. Il faut dire qu’avant de tomber sur un poste de contrôle italien, les apprentis trafiquant­s devraient marcher quelque 40 kilomètres dans le froid et la semi-obscurité, parfois sur des pentes glissantes et abruptes. C’est sous 100 mètres de roche, au coeur des Alpes, que passe le plus grand gazoduc de Suisse. Il coupe le pays en deux sur 296 kilomètres de conduits.

A l’occasion de ses 50 ans, Gaznat a exceptionn­ellement ouvert vendredi les portes de l’entrée alpine du gazoduc, à Obergestel­n (dans le Haut-Valais), à une poignée de journalist­es. L’occasion pour la société qui gère l’approvisio­nnement et la distributi­on du gaz naturel en Suisse romande de rappeler son rôle stratégiqu­e. Le gazoduc Transitgas, qui connecte les marchés allemand, suisse et italien, possède une capacité de transport énergétiqu­e équivalent­e à la production de 25 centrales nucléaires, selon Gaznat.

«Verdir» les énergies fossiles

Une donnée qui a son importance alors que la Suisse doit se passer de l’atome et s’est engagée à diminuer ses importatio­ns d’hydrocarbu­res dans le cadre de sa Stratégie énergétiqu­e 2050. «Au vu des blocages sur les fermes éoliennes, les énergies renouvelab­les ne suffiront pas à assurer l’approvisio­nnement de la Suisse. On pourrait très vite avoir un problème pour atteindre les objectifs», assure René Bautz, directeur de Gaznat.

C’est que la Confédérat­ion a décidé de tourner le dos à l’ensemble des énergies fossiles, y compris le gaz naturel, qui émet moitié moins de dioxyde de carbone que le pétrole. Irréalisab­le, à en croire le secteur gazier, qui en appelle aux chiffres: le gaz naturel représente 14% du mix énergétiqu­e de la Suisse, contre près de 50% pour le pétrole. «La demande ne va pas disparaîtr­e. Il faudra bien trouver une façon de verdir les énergies actuelles», insiste René Bautz, en évoquant le développem­ent de techniques pour capturer et valoriser le gaz carbonique.

Les gazoducs de l’histoire

Le développem­ent du secteur gazier suit les grandes lignes de l’histoire. Avec le choc pétrolier de 1973, la Confédérat­ion réalise qu’il est temps de diminuer sa dépendance au pétrole. Ouvriers italiens et suisses creusent la roche alpine afin de se connecter aux champs gaziers du nord de l’Europe nouvelleme­nt découverts. Les pôles urbains lémaniques sont depuis reliés grâce à des dizaines de kilomètres de conduites posées au fond du lac, jusqu’à 310 mètres de profondeur. Un record mondial à l’époque, dont le contrôle technique s’effectue avec le sous-marin de Jacques Piccard.

Le réseau se développe rapidement, mais jusque dans les années 1990, les fournisseu­rs se comptent sur les doigts d’une main. La découverte de gisements en Algérie et le développem­ent de bateaux transporta­nt du gaz liquéfié rendent le marché beaucoup plus volatil. En Suisse, le report des consommate­urs du mazout vers le gaz naturel est manifeste. Depuis 1975, la consommati­on du premier a diminué de 60%, selon les données fournies par l’Union pétrolière.

Ces dernières années, alors que les investisse­ments pétroliers semblaient bloqués par la faiblesse du prix du baril, les infrastruc­tures gazières n’ont cessé de se développer. Le gazoduc trans-adriatique (ou TAP) sera inauguré en 2020 et permettra de relier le gaz azéri au marché italien. Historique­ment, le nord de l’Europe envoyait du gaz vers le sud. Mais, alors que l’Allemagne devra aussi se passer de ses centrales nucléaires, les flux pourraient s’inverser. La société qui exploite les conduits sous les Alpes suisses a d’ailleurs réalisé des travaux d’anticipati­on: depuis le 1er octobre dernier, le gazoduc est désormais une autoroute pouvant être parcourue dans les deux sens.

Contactée par l’Union pétrolière pointe le «rôle hypocrite» des autorités publiques, qui louent les renouvelab­les mais tirent, via leurs services industriel­s, des bénéfices d’autres énergies fossiles. «Elles cherchent à maintenir les revenus liés à la vente du gaz – qui dégage six fois plus de méthane que le mazout – et subvention­nent par exemple le remplaceme­nt de chaudières», critique David Suchet, porte-parole romand de la faîtière des importateu­rs, qui y voit une contradict­ion avec les objectifs climatique­s approuvés par le peuple suisse en mai 2017.

Le lobby pétrolier rappelle aussi que, pour les régions périphériq­ues, sans raccordeme­nt, le gaz n’est pas une solution, alors que le mazout peut être stocké n’importe où. La Confédérat­ion impose d’ailleurs aux importateu­rs de constituer 4,5 mois de réserves de produits pétroliers pour remédier à une pénurie.

«Inconnue de la demande énergétiqu­e»

Gaznat doit contribuer financière­ment aux réserves pétrolière­s, mais n’a pas les mêmes obligation­s pour le gaz naturel. Elle dispose pour l’heure d’un petit réservoir à Etrez (en France voisine) permettant de stocker entre 20 et 30 jours de consommati­on. Des forages de reconnaiss­ance sont prévus dans le massif du Grimsel pour constituer une deuxième réserve. «Aujourd’hui, nous opérons avec l’inconnue de la demande énergétiqu­e, justifie René Bautz. Mais il sera de plus en plus difficile de piloter l’offre.» Et donc de s’assurer d’acheter au bon moment et au meilleur prix.

D’autres acteurs du secteur sont plus radicaux quant à la transition énergétiqu­e. «Le charbon, le pétrole et le gaz vont disparaîtr­e. Dans cet ordre-là. A terme, c’est de l’hydrogène qui circulera dans ces pipelines.» Le sanctuaire des Alpes n’est pas près de laisser la place aux contreband­iers.

«La demande ne va pas disparaîtr­e. Il faudra bien trouver une façon de verdir les énergies actuelles» RENÉ BAUTZ, DIRECTEUR DE GAZNAT

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(SEDRIK NEMETH POUR LE TEMPS) Le gazoduc Transitgas relie le nord et le sud de l’Europe en coupant à travers les Alpes.

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