Le Temps

Dans la roue des héros méconnus

Le réalisateu­r Arunas Matelis consacre son premier long métrage, «Wonderful Losers», aux «gregarios», les équipiers. Sur les routes du Tour d’Italie 2014, il fait de ces coureurs de l’ombre des héros

- MAXENCE CUENOT t @MaxenceCue­not

Ils courent toute la saison dans l’ombre des stars, loin des paillettes et des unes des journaux. Assignés à un leader, ces hommes sont des équipiers, des «gregarios» en italien. Leur mission: protéger et placer dans les meilleures conditions possibles leur capitaine dans les derniers kilomètres. Bien qu’essentiel au sein d’une formation cycliste, leur rôle reste méconnu du grand public.

Le long métrage Wonderful Losers éclaire le parcours de ces oubliés. A travers différents points de vue, le film du réalisateu­r Arunas Matelis, qui représente­ra la Lituanie aux Oscars 2019, plonge dans le quotidien effréné de quatre coureurs de second plan lors du Tour d’Italie 2014. Entre sacrifices, déceptions et blessures, ce beau documentai­re de 71 minutes propose une immersion spectacula­ire dans l’histoire de ces perdants héroïques du cyclisme profession­nel.

«Gregario», le rouage indispensa­ble

Lentement, Daniele Colli (Neri Sottoli) décroche du peloton et se laisse happer par le cortège des voitures. Problème mécanique, causerie tactique? Ni l’un ni l’autre, l’Italien remplit seulement sa veste de «bidons» que lui tend son directeur sportif. En équilibre sur son vélo, les deux mains dans le dos, il a le regard fixe, froid. Une fois son précieux chargement fixé, il accélère et s’éloigne ravitaille­r ses coéquipier­s.

Cet aller-retour constitue la routine pour les cyclistes tels que lui, Paolo Tiralongo, Svein Tuft ou encore Jos van Emden. «C’est leur rôle, ils sont le coeur de l’équipe car sans eux rien ne peut être fait», souligne le Suisse Mark Olexa, coproducte­ur du film et cameraman sur le tournage. Cette étiquette de porteur d’eau leur colle à la peau. Mais ils l’assument droits sur leur selle. «Je suis un «gregario». Chacun son rôle. J’aide les autres à gagner en apportant lors de toutes les courses une quarantain­e de bouteilles d’eau et une dizaine de sandwichs», témoigne Daniele Colli, filmé allongé sur une table de massage. Comme des centaines d’autres anonymes du peloton, l’Italien a signé pour se dédier à son leader et ce dans n’importe quelles circonstan­ces: le vent souffle, il le protège. Un problème mécanique surgit, il lui cède son vélo. Un concurrent attaque, il se lance à sa poursuite. Tant de sacrifices consentis pour la gloire d’un autre, dans un sport individuel…

Cela ne va pas sans conséquenc­es. Intenses et fatigantes, ces nobles actions contraigne­nt les équipiers à abandonner tout espoir de victoire personnell­e après avoir franchi la ligne d’arrivée dans les dernières positions.

Une force mentale exceptionn­elle

Cramés par les efforts, nombreux sont ceux qui ne repartent pas le lendemain. Dans l’ombre des combatifs du jour, leur classement et leur performanc­e reflètent un échec aux yeux du public. «Pourtant, ils sacrifient tous les jours leur carrière pour un résultat d’équipe, poursuit Mark Olexa, qui a découvert le monde du vélo lors de ce tournage. Ce n’est pas facile d’admettre et de vivre cette situation.» L’humilité serait-elle leur secret? «Je fais ce métier depuis 25 ans maintenant et c’est toute ma vie. On peut gagner ou perdre des milliers de courses mais ce ne sont que des nombres. Tu dois être un champion dans la vie et il y a d’autres sortes de victoires», martèle Daniele Colli, rescapé d’une tumeur au niveau du genou gauche.

Sa force, le «gregario» la puise dans un mental d’acier. A travers son long métrage, Arunas Matelis s’est penché sur cette particular­ité qui les caractéris­e si bien. Dans la voiture médicale, les caméras ont filmé les interventi­ons des médecins. Entre arrêts sur le bas-côté et désinfecta­nt sur les blessures béantes des cyclistes en pleine course, le constat est toujours le même: les coureurs ne veulent pas abandonner.

C’est le cas de l’Italien Eugenio Alafaci qui, après de longues minutes au sol, insiste pour reprendre son vélo, ou encore du Danois Chris Anker Sørensen, victime d’une commotion cérébrale, amnésique sur son vélo et qui refuse de mettre pied à terre avant l’arrivée. Ces situations ahurissant­es ne semblent exister que dans le cyclisme, où un coureur peut rouler plusieurs jours avec une fracture à la cuisse. «C’est marquant de voir à quel point ils sont capables de souffrir, s’étonne Mark Olexa. Les images qui me restent sont celles de ces athlètes qui peinent à se relever et qui, malgré tout, se remettent en selle. C’est très impression­nant!»

Dans les cas les plus graves, il arrive que les coureurs doivent abandonner après avoir passé des examens à l’hôpital. S’ensuit une longue et lente guérison. C’est ce qu’a souhaité mettre en valeur le réalisateu­r en documentan­t leur reconstruc­tion après une chute. Du lit d’hôpital aux exercices de rééducatio­n, le cycliste fait face au parcours du combattant. Sa plus grande crainte: ne plus pouvoir pédaler. Mais le défi imposé, l’envie de compétitio­n et le sentiment du devoir envers son team le poussent à se surpasser. Un combat «émouvant» pour Mark Olexa, témoin de ces instants: «Pour la vie de tous les jours, c’est une belle leçon d’abnégation et de courage.»

Ce même courage pousse inlassable­ment le «gregario» à reprendre sa place auprès de ses compagnons de route. Son absence peut être décisive dans l’issue finale d’une étape: un leader accompagné a logiquemen­t plus de chances de s’imposer. Et si le succès est au rendez-vous, il rejaillit un peu sur toute l’équipe…

Et, parfois, le cyclisme fait preuve d’humanité. Lors de la première étape du Giro 2014, un contre-la-montre par équipes, l’équipe Orica a rendu hommage à Svein Tuft en le laissant franchir la ligne d’arrivée en premier. Une manière de le remercier et de fêter ses 37 ans. Ce geste permet aussi au Canadien de porter pour la première fois le maillot rose de leader. Un geste unanimemen­t loué dans le peloton.

Cette attitude rappelle celle d’Alberto Contador à l’égard de son ancien coéquipier Paolo Tiralongo. L’Espagnol avait permis à l’Italien de remporter une étape sur le Tour d’Espagne 2011. Ou quand le leader rend la pareille au «gregario».

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Intenses et fatigantes, ces nobles actions contraigne­nt les équipiers à abandonner tout espoir de victoire personnell­e

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(DOK MOBILE) Un cycliste de l’équipe Orica-Scott blessé au Tour d’Italie 2014, une image tirée du film «Wonderful Losers».

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