Le Temps

Ô Lisboa, ô Pessoa

- PAR STÉPHANE GOBBO t @StephGobbo

◗ Il se dégage des ruelles lisboètes une mélancolie diffuse, quelque chose qui tient autant du spleen baudelairi­en que de l’indicible nostalgie d’un temps passé, possible héritage des origines multiples de la ville – indo-européenne, romaine, arabe, espagnole. Les Portugais appellent ce sentiment la saudade, ils lui ont dédié une musique, le fado.

La capitale lusitanien­ne est une villelabyr­inthe, écrit Philippe Besson dans

Les passants de Lisbonne. Il y met en scène la rencontre de deux âmes en peine, hantées par les souvenirs de jours heureux. Avant lui, Antonio Tabucchi évoquait dès les premières lignes de Pereira prétend une ville qui scintille et un journalist­e réfléchiss­ant à la mort, antagonism­e participan­t lui aussi aux émotions contradict­oires que provoque Lisbonne.

Mais qui mieux que Fernando Pessoa (1888-1935) pour incarner cette mélancolie? Lisbonne est indissocia­ble de l’oeuvre et de la vie du poète, dont le souvenir est évoqué ici à travers la table qui lui est encore réservée au Martinho da Arcada, là avec une statue ornant la terrasse du Brazileira, magnifique café dans le temps. On peut aussi visiter sa dernière demeure si l’on veut appréhende­r le parcours d’un homme dont l’apport majeur à l’histoire de la littératur­e n’a été compris qu’après sa mort.

Autant l’avouer, je n’étais pas un familier de l’oeuvre de Pessoa avant de me rendre pour la première fois à Lisbonne. Mais j’ai emporté Livre(s) de l’inquiétude, sorti en début d’année chez Christian Bourgois, édition totalement revue et fortement augmentée de son Livre de l’intranquil­lité, publié en portugais en 1982 à partir des quelque 27500 textes retrouvés dans une malle. «Chez moi l’intensité des sensations a toujours été moindre que l’intensité de la conscience que j’en avais», peut-on y lire. Et aussi: «Ce n’est pas dans l’individual­isme que réside notre mal, mais dans le caractère de cet individual­isme.» Ailleurs encore: «Le Christ et le progrès sont pour moi des mythes du même monde.» Où que j’ouvre

Livre(s) de l’inquiétude, je me sens en affinité avec la pensée de Pessoa, comme si je devais, enfin, le rencontrer.

Cet imposant ouvrage porte trois signatures: Vicente Guedes, Baron de Teive et Bernardo Soares. Trois signatures, trois hétéronyme­s derrière lesquels il aimait se cacher. Pessoa était aussi le poète Alvaro de Campos, qui sur Lisbonne a écrit: «Ville de mon enfance effroyable­ment perdue… / Ville triste et joyeuse, à nouveau je rêve ici même…» Poète, écrivain, philosophe: au-delà même de ses hétéronyme­s, Pessoa était multiple. Il fait partie de ces intellectu­els qui vous élèvent. Merci à Lisbonne de me l’avoir présenté.

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