DEUX GÉNIES REBELLES
L’un anticonformiste, l’autre militant poétique: Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat, artistes brillants et révoltés, sont exposés en parallèle à la Fondation Louis Vuitton, à Paris.
Comètes flamboyantes de l’histoire de l’art du XXe siècle, Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat sont à l’affiche de la Fondation Louis Vuitton à Paris jusqu’au mois de janvier 2019
◗ Génies précoces et rebelles, révoltés contre leur époque, ils ont tous deux connu des parcours artistiques fulgurants et marqué l’histoire de l’art du XXe siècle. Tous les deux sont morts jeunes, dans leur 28e année, l’un en 1918 de la grippe espagnole, l’autre en 1988 d’une overdose. La Fondation Louis Vuitton a réuni les deux bad boys Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat. Une confrontation s’imposait.
Suzanne Pagé, la directrice artistique du lieu, a préféré une juxtaposition des deux oeuvres en organisant deux expositions distinctes. Dieter Buchhart, le commissaire, a donné la prééminence au «Radiant Child», né à Brooklyn en 1960 et dont la cote explose sur le marché de l’art. Ses oeuvres sont exposées dans une quinzaine de salles réparties sur les quatre niveaux de la fondation, contre quatre salles au «rezde-bassin» pour Schiele.
TOURNESOLS ASPHYXIÉS
Nimbé d’une aura blanche, les cheveux noirs en bataille et les lèvres rouges, il toise le public, l’air suffisant, de son regard noir. Cet Autoportrait au gilet, debout, gouache et aquarelle sur papier, exécuté en 1911 par Egon Schiele, est l’un des chefsd’oeuvre de l’exposition consacrée au peintre autrichien. Celle-ci comprend une centaine d’oeuvres graphiques pour une dizaine de peintures: de nombreux autoportraits, une multitude de nus aux corps distordus figurés en quelques traits nerveux et abrupts, mais aussi des paysages et des natures mortes à l’image de ces tournesols flétris, comme asphyxiés, peints en 1914 à trois mois du déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Né en 1890 en Autriche dans un empire austro-hongrois sur le déclin, Schiele s’élève contre les normes morales rigides et figées de la Vienne du tournant du siècle. Il refuse une carrière balisée et les règles qu’on lui enseigne à l’Académie des beaux-arts. Son trait, au départ ornemental, proche de l’Art nouveau et du Jungendstil, devient par la suite «plus anguleux et tortueux, cassé par la vigueur d’un élan très expressionniste», selon les mots de Suzanne Pagé.
Assis pieds nus sur une de ses toiles, Unbreakable, le peintre fixe l’objectif du photographe, l’air farouche et irrévérencieux. Nous sommes en 1987, à New York, sur Great Jones Street, dans l’atelier de l’artiste. Jean-Michel Basquiat a 27 ans. Il est riche et universellement connu. «Jean-Michel avait pour projet d’être célèbre», lança, un jour, le père de Basquiat à un journaliste. En 1977, Basquiat commence à inonder les murs du bas Manhattan de ses tags mi-poétiques, mi-militants signés SAMO (Same old shit).
L’autodidacte, fils d’un père immigré haïtien tyrannique et d’une mère portoricaine dépressive, est aussitôt repéré par des galeristes internationaux. Son succès sera fulgurant. En l’espace de huit ans, avant de mourir d’une overdose en août 1988, il donnera naissance à une oeuvre novatrice et d’une grande ampleur comprenant un millier de peintures et plus de 2000 dessins.
En mai 1981, l’Italien Emilio Mazzoli lui offre sa première exposition personnelle à Modène. En juin 1982, il expose ses oeuvres peuplées de silhouettes squelettiques et de masques grimaçants dans le saint des saints de l’art contemporain, la Documenta de Kassel, au milieu de Cy Twombly, Andy Warhol et Gerhard Richter. En 1983, Ernst Beyeler, le marchand d’art et créateur de la fondation qui porte son nom, invite le jeune artiste à exposer dans sa galerie bâloise.
CHRISTIQUE ET DÉMONIAQUE
A contre-courant de l’Art conceptuel et du Minimal art alors à la mode, Basquiat y montre des oeuvres figuratives et expressives dont Philistines et Self
portrait qui se dressent avec véhémence contre la société de consommation, les inégalités, les violences policières et le racisme.
Elles figurent, aujourd’hui, en bonne place dans la rétrospective de la Fondation Vuitton. Celle-ci réunit, huit ans après les rétrospectives organisées à la Fondation Beyeler de Bâle puis au Musée d’art de la ville de Paris, quelque 120 oeuvres, prêtées en grande majorité par des collectionneurs privés, des galeristes, et des fondations comme la Brandt Foundation (New York).
Le parcours, à la fois chronologique et thématique, dévoile, au niveau -1, ses oeuvres inspirées de la rue et ses figures duales, christiques et démoniaques, mettant en scène l’affrontement de Noirs et de Blancs. Au premier étage, une salle est dédiée aux saints, héros et guerriers parés d’auréoles et de couronnes qu’il admire. Au dernier niveau, on remarquera le monumental Grillo de 1984 rempli d’allusions aux cultures africaines.
HIP-HOP PICTURAL
«Basquiat peignait tout ce qui lui tombait sous la main: frigos, blouses de labo, cartons, portes», notait son amie Mary-Ann Monforton. De vieilles planches, des murs, portes, fenêtres, coffrets à cigares, journaux ou autres paquets de corn-flakes pouvaient être immédiatement mis à profit par l’artiste.
De longues silhouettes minces, surmontées d’une coiffure ébouriffée, investissent ces supports mal dégrossis en une sorte de hip-hop pictural. A côté de ces autoportraits et des figures héroïques et solitaires (guerriers, policiers, rois) jaillissent, comme sortis d’une bande dessinée, des musiciens de jazz tel Charlie Parker et des sportifs noirs tirés de son panthéon personnel comme Cassius Clay.
Autour de ces figures s’étalent des mots biffés, réécrits ou à demi effacés, des griffonnages aléatoires, des gribouillis et barbouillages énigmatiques ou incongrus proches de l’univers surréaliste. Grand coloriste, Basquiat utilise la couleur pour structurer ses compositions. En témoigne ses trois têtes monumentales de 1981, 1982 et 1983 accrochées à l’entrée de l’exposition mais aussi In Italian de 1983 où les roses ensoleillés, les jaunes espiègles, les verts pomme et le bleu pastel transparent se font gaiement écho.
En 1988, quelques mois avant sa disparition, Basquiat peint une toile étrange sur fond d’or, Riding
with death, exposée dans la dernière salle de la rétrospective. Celle-ci montre un cavalier nu à la peau brune semblant chevaucher un squelette de cheval disloqué. La tête de l’homme est barrée d’un oeil disproportionné. A l’image d’Horus, le dieu égyptien: celui qui est au-dessus.