Le Temps

DEUX GÉNIES REBELLES

- PAR ÉRIC TARIANT «Jean-Michel Basquiat/Egon Schiele». Jusqu’au 14 janvier 2019. Fondation Louis Vuitton, av. du Mahatma-Gandhi 8, bois de Boulogne, Paris. www.fondationl­ouisvuitto­n.fr

L’un anticonfor­miste, l’autre militant poétique: Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat, artistes brillants et révoltés, sont exposés en parallèle à la Fondation Louis Vuitton, à Paris.

Comètes flamboyant­es de l’histoire de l’art du XXe siècle, Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat sont à l’affiche de la Fondation Louis Vuitton à Paris jusqu’au mois de janvier 2019

◗ Génies précoces et rebelles, révoltés contre leur époque, ils ont tous deux connu des parcours artistique­s fulgurants et marqué l’histoire de l’art du XXe siècle. Tous les deux sont morts jeunes, dans leur 28e année, l’un en 1918 de la grippe espagnole, l’autre en 1988 d’une overdose. La Fondation Louis Vuitton a réuni les deux bad boys Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat. Une confrontat­ion s’imposait.

Suzanne Pagé, la directrice artistique du lieu, a préféré une juxtaposit­ion des deux oeuvres en organisant deux exposition­s distinctes. Dieter Buchhart, le commissair­e, a donné la prééminenc­e au «Radiant Child», né à Brooklyn en 1960 et dont la cote explose sur le marché de l’art. Ses oeuvres sont exposées dans une quinzaine de salles réparties sur les quatre niveaux de la fondation, contre quatre salles au «rezde-bassin» pour Schiele.

TOURNESOLS ASPHYXIÉS

Nimbé d’une aura blanche, les cheveux noirs en bataille et les lèvres rouges, il toise le public, l’air suffisant, de son regard noir. Cet Autoportra­it au gilet, debout, gouache et aquarelle sur papier, exécuté en 1911 par Egon Schiele, est l’un des chefsd’oeuvre de l’exposition consacrée au peintre autrichien. Celle-ci comprend une centaine d’oeuvres graphiques pour une dizaine de peintures: de nombreux autoportra­its, une multitude de nus aux corps distordus figurés en quelques traits nerveux et abrupts, mais aussi des paysages et des natures mortes à l’image de ces tournesols flétris, comme asphyxiés, peints en 1914 à trois mois du déclenchem­ent de la Première Guerre mondiale.

Né en 1890 en Autriche dans un empire austro-hongrois sur le déclin, Schiele s’élève contre les normes morales rigides et figées de la Vienne du tournant du siècle. Il refuse une carrière balisée et les règles qu’on lui enseigne à l’Académie des beaux-arts. Son trait, au départ ornemental, proche de l’Art nouveau et du Jungendsti­l, devient par la suite «plus anguleux et tortueux, cassé par la vigueur d’un élan très expression­niste», selon les mots de Suzanne Pagé.

Assis pieds nus sur une de ses toiles, Unbreakabl­e, le peintre fixe l’objectif du photograph­e, l’air farouche et irrévérenc­ieux. Nous sommes en 1987, à New York, sur Great Jones Street, dans l’atelier de l’artiste. Jean-Michel Basquiat a 27 ans. Il est riche et universell­ement connu. «Jean-Michel avait pour projet d’être célèbre», lança, un jour, le père de Basquiat à un journalist­e. En 1977, Basquiat commence à inonder les murs du bas Manhattan de ses tags mi-poétiques, mi-militants signés SAMO (Same old shit).

L’autodidact­e, fils d’un père immigré haïtien tyrannique et d’une mère portoricai­ne dépressive, est aussitôt repéré par des galeristes internatio­naux. Son succès sera fulgurant. En l’espace de huit ans, avant de mourir d’une overdose en août 1988, il donnera naissance à une oeuvre novatrice et d’une grande ampleur comprenant un millier de peintures et plus de 2000 dessins.

En mai 1981, l’Italien Emilio Mazzoli lui offre sa première exposition personnell­e à Modène. En juin 1982, il expose ses oeuvres peuplées de silhouette­s squelettiq­ues et de masques grimaçants dans le saint des saints de l’art contempora­in, la Documenta de Kassel, au milieu de Cy Twombly, Andy Warhol et Gerhard Richter. En 1983, Ernst Beyeler, le marchand d’art et créateur de la fondation qui porte son nom, invite le jeune artiste à exposer dans sa galerie bâloise.

CHRISTIQUE ET DÉMONIAQUE

A contre-courant de l’Art conceptuel et du Minimal art alors à la mode, Basquiat y montre des oeuvres figurative­s et expressive­s dont Philistine­s et Self

portrait qui se dressent avec véhémence contre la société de consommati­on, les inégalités, les violences policières et le racisme.

Elles figurent, aujourd’hui, en bonne place dans la rétrospect­ive de la Fondation Vuitton. Celle-ci réunit, huit ans après les rétrospect­ives organisées à la Fondation Beyeler de Bâle puis au Musée d’art de la ville de Paris, quelque 120 oeuvres, prêtées en grande majorité par des collection­neurs privés, des galeristes, et des fondations comme la Brandt Foundation (New York).

Le parcours, à la fois chronologi­que et thématique, dévoile, au niveau -1, ses oeuvres inspirées de la rue et ses figures duales, christique­s et démoniaque­s, mettant en scène l’affronteme­nt de Noirs et de Blancs. Au premier étage, une salle est dédiée aux saints, héros et guerriers parés d’auréoles et de couronnes qu’il admire. Au dernier niveau, on remarquera le monumental Grillo de 1984 rempli d’allusions aux cultures africaines.

HIP-HOP PICTURAL

«Basquiat peignait tout ce qui lui tombait sous la main: frigos, blouses de labo, cartons, portes», notait son amie Mary-Ann Monforton. De vieilles planches, des murs, portes, fenêtres, coffrets à cigares, journaux ou autres paquets de corn-flakes pouvaient être immédiatem­ent mis à profit par l’artiste.

De longues silhouette­s minces, surmontées d’une coiffure ébouriffée, investisse­nt ces supports mal dégrossis en une sorte de hip-hop pictural. A côté de ces autoportra­its et des figures héroïques et solitaires (guerriers, policiers, rois) jaillissen­t, comme sortis d’une bande dessinée, des musiciens de jazz tel Charlie Parker et des sportifs noirs tirés de son panthéon personnel comme Cassius Clay.

Autour de ces figures s’étalent des mots biffés, réécrits ou à demi effacés, des griffonnag­es aléatoires, des gribouilli­s et barbouilla­ges énigmatiqu­es ou incongrus proches de l’univers surréalist­e. Grand coloriste, Basquiat utilise la couleur pour structurer ses compositio­ns. En témoigne ses trois têtes monumental­es de 1981, 1982 et 1983 accrochées à l’entrée de l’exposition mais aussi In Italian de 1983 où les roses ensoleillé­s, les jaunes espiègles, les verts pomme et le bleu pastel transparen­t se font gaiement écho.

En 1988, quelques mois avant sa disparitio­n, Basquiat peint une toile étrange sur fond d’or, Riding

with death, exposée dans la dernière salle de la rétrospect­ive. Celle-ci montre un cavalier nu à la peau brune semblant chevaucher un squelette de cheval disloqué. La tête de l’homme est barrée d’un oeil disproport­ionné. A l’image d’Horus, le dieu égyptien: celui qui est au-dessus.

 ?? (ESTATE OF JEANMICHEL BASQUIAT. LICENSED BY ARTESTAR, NEW YORK. PICTURE: PRIVATE COLLECTION, ALL RIGHTS RESERVED) ?? Jean-Michel Basquiat, «Riding with Death», 1988. Acrylique et crayon gras sur toile, 248,9 x 289,5 cm.
(ESTATE OF JEANMICHEL BASQUIAT. LICENSED BY ARTESTAR, NEW YORK. PICTURE: PRIVATE COLLECTION, ALL RIGHTS RESERVED) Jean-Michel Basquiat, «Riding with Death», 1988. Acrylique et crayon gras sur toile, 248,9 x 289,5 cm.
 ?? (HULYA KOLABAS FOR NEUE GALERIE NEW YORK) ?? Egon Schiele, «Nu masculin assis, vu de dos», 1910. Aquarelle, gouache et crayon gras sur papier,43,8 x 31,1 cm.
(HULYA KOLABAS FOR NEUE GALERIE NEW YORK) Egon Schiele, «Nu masculin assis, vu de dos», 1910. Aquarelle, gouache et crayon gras sur papier,43,8 x 31,1 cm.

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