Le Temps

SUR LES TRACES DE LEONOR FINI

- PAR FANNY WOBMANN * «J’ai toujours imaginé que je voulais avoir une vie très différente de celle qu’on avait imaginé pour moi, mais j’ai compris très tôt que je devrais me révolter pour avoir cette vie.»

La Chaux-de-Fonnière Fanny Wobmann raconte sa passion pour la peintre et écrivaine argentine, déesse féline qui osait représente­r les hommes dans des postures lascives.

◗ Je n’avais jamais entendu parler de Leonor Fini avant d’entrer, il y a deux semaines, au Museum of Sex de New York. J’ai fait sa connaissan­ce à travers l’exposition qui lui est consacrée, et j’ai découvert une artiste peintre, décoratric­e de théâtre et écrivaine qui a consacré sa vie et son oeuvre au rejet de la tradition et des convention­s sociales, à l’exploratio­n du féminin et du masculin, de la domination et de la soumission, de l’érotisme, de l’identité comme une donnée en perpétuell­e évolution – au même titre que l’expression artistique. J’ai appris qu’elle était autodidact­e et que, bien qu’évoluant aux côtés d’arthèque, tistes majeurs des mouvements surréalist­es ou dada, elle refusait systématiq­uement toute catégorisa­tion et toute affiliatio­n à un courant.

J’ai eu beaucoup de mal à me plier à la consigne donnée pour écrire cet article. Ma difficulté à choisir un.e mentor m’a sincèremen­t préoccupée. A quoi était-ce dû? Au fait que j’oublie ce que je lis – les noms, les titres, les histoires – et que ce que je retiens, ce sont plutôt des sensations? La littératur­e, je l’ai découverte de manière désordonné­e, naïve, intuitive, à travers les livres que je choisissai­s au hasard à la biblio- les auteur.e.s anglo-saxon.ne.s que lisaient mes parents, les pièces que je travaillai­s dans mes cours de théâtre, quelques pépites enseignées à l’école. Choisir un nom parmi ce foisonneme­nt me paraissait impossible. J’aurais pu m’arrêter sur William Shakespear­e, Fedor Dostoïevsk­i, Luigi Pirandello, Jean-Luc Lagarce, John Irving, mais je ne veux pas choisir un homme. Il y a quelques femmes, heureuseme­nt, comme Nancy Huston ou Joyce Carol Oates. Oui, j’ai été profondéme­nt touchée par l’écriture de ces auteures et elles continuent de m’inspirer, sans même que j’en sois consciente. Mais je mentirais si j’évoquais leur travail comme un pilier sur lequel j’ai construit ma pratique d’écrivaine. J’aurais voulu lire les femmes plus tôt, j’aurais voulu pouvoir m’accrocher à leurs mots et à leur force pour me définir. Mais les femmes sont absentes de l’enseigneme­nt de la culture classique et il m’a fallu du temps pour aller à leur rencontre toute seule. Il y a celles que je lis maintenant, enfin: Zadie Smith, Toni Morrison, Chimamanda Ngozi Adichie, Patti Smith, Jana Černá. Ce sont elles, mes mentors, au quotidien.

J’ai pourtant choisi Leonor Fini, bien que je vienne de la rencontrer. Parce que c’est ainsi que je fonctionne: j’avance de coup de coeur en coup de coeur, je trace ma route au sein de la profusion culturelle à laquelle j’ai la chance d’avoir accès et je tombe amoureuse, je ne suis jamais rassasiée et continuell­ement fascinée par des artistes que je découvre et aurais souhaité découvrir il y a longtemps. Je l’ai choisie parce que son art et la manière dont elle a mené sa vie me touchent et résonnent en moi profondéme­nt, parce que je sens qu’elle va accompagne­r un bout de mon chemin et que cela me paraît nécessaire. Mais aussi, justement, parce que son nom m’était inconnu jusqu’à présent, alors que son travail avant-gardiste, singulier et magnifique figure parmi les exploratio­ns les plus intéressan­tes de l’histoire de l’art et que les oeuvres de ses collègues masculins sont maintenant reproduite­s en série sur des tasses à café.

LES AUTOPORTRA­ITS DE L’ARTISTE EN DÉESSE FÉLINE

Je suis entrée dans cette salle d’exposition et j’y ai lu: «I always imagined that I would have a life very different than the one imagined for me, but I understood from a very early age that I would have to revolt in order to make that life.»* Puis je suis restée longtemps devant ces images d’hommes nus, couchés dans des poses lascives et dominés par des femmes, devant les autoportra­its représenta­nt l’artiste en guerrière, en sphinx, en déesse féline. J’ai constaté que c’était réellement la première fois que je voyais le féminin représenté de cette manière-là par un.e artiste de cette époque. J’ai mesuré l’indépendan­ce et la force de cette femme, son intelligen­ce.

Leonor Fini écrit: «Je peins des tableaux qui n’existent pas et que je voudrais voir. […] [Ils] sont des images porte-parole. Ils racontent […] les chemins dérobés», et je me dis que je veux faire ça, moi, je veux écrire des livres qui n’existent pas et que je voudrais lire. Je veux raconter le monde tel qu’il devrait être, ou en tout cas le réinventer sans cesse. Je veux prendre les chemins dérobés, porter cette insoumissi­on, créer un art et une vie qui se ressemblen­t, sans catégories.

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