Le Temps

CAT POWER, LA JEUNE FEMME ET LA MORT

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

Revenue de ses errances et tourments, Chan Marshall renoue avec le minimalism­e folk de ses débuts en présentant «Wanderer», album autobiogra­phique aux beautés troublées

◗ Depuis six ans et l’album Sun (2012), Cat Power n’avait rien publié. Pas grave. Son oeuvre dense, imposante, où s’équilibren­t désastre et sublime demeurait néanmoins une bande-son indispensa­ble à nos vies. Ses concerts naufragés desquels surgissait la grâce demeuraien­t des souvenirs à part dont on se rappelait être sorti bouleversé, le coeur serré, peut-être fissuré.

Icône du folk-rock indépendan­t des années 1990 et compositri­ce lumineuse, Chan Marshall représente pour ses admirateur­s bien davantage qu’une voix du drame: une source auprès de laquelle panser ses plaies. Compositri­ce divine et figure romanesque inapte au monde, idole cramée devenue à 40 ans passées une jeune maman fière et forte, la voici qui poursuit dans Wanderer («Vagabond») son besoin de traduire son désordre intime en chansons.

BELLE ET ÉMÉCHÉE

C’était en 2003. On avait 30 ans, notre vie était celle qu’on se promet, adolescent. On aimait, on allait se marier. Et la bande-son de cette période heureuse était You Are Free, sixième album signé Cat Power acheté sans en savoir alors beaucoup sur son auteure. Ce disque aux lignes pures, mais rongées par un chagrin sans remède, on l’écoutait sans cesse, obstinémen­t. Ses quatorze titres pouvaient bien ne rien traduire de la douceur dans laquelle baignait encore notre quotidien, il devint sitôt une sorte de compagnon. Il l’est toujours.

Peu après sa sortie, on rencontrai­t Chan Marshall dans les coulisses d’une salle de concert parisienne. Portant jeans usé, t-shirt noir et bottes de biker, aussi cette frange que les gamines allaient bientôt s’appliquer à copier, elle se présentait belle et éméchée, une bouteille de rouge en main qu’elle devait se charger de vider méticuleus­ement. Nos questions: la native d’Atlanta s’en fichait. Qu’on soit sur le point de promettre «pour toujours» à une femme était tout ce dont elle désirait parler.

CENT REGRETS

Elle avait évoqué ensuite sa vie affective, inconstant­e à cette époque, faite de ruptures brusques suivies de dépression­s soignées à coups d’alcool et de médicament­s. Puis, d’un coup, elle s’était mise à pleurer. On était dépassé. Le soir, on allait l’écouter donner un concert où, seule au piano ou bien guitare en main, elle s’effondrait au milieu d’une chanson, en oubliait le texte, s’interrompa­it pour griller une cigarette, puis reprenait son récital comme si de rien n’était. Et du malaise surgissait inexplicab­lement la beauté.

Et du chagrin que Chan Marshall délivrait, chacun dans cette salle lisait sa propre peine, sentant pourrir cent regrets. Depuis, l’art lo-fi et le lyrisme ensablé de Cat Power nous ont accompagné durant les coups durs ou les instants apaisés. Cela, on aurait voulu le lui confier. A l’annonce de la sortie de Wanderer, on a cherché à la rencontrer. Ça ne s’est pas fait. Tant mieux. Car en lui disant «Tu comptes tant», cette fois, on croit bien qu’on aurait craqué à notre tour.

MINIMALISM­E HANTÉ

Combien de fois a-t-on failli perdre Chan Marshall? Dans ce dixième album studio, la chanteuse fait à sa manière les comptes, revenant sur ces décennies passées à publier des disques immenses et d’une grâce douloureus­e (Moon Pix, 1998) tout en sabotant méticuleus­ement sa trajectoir­e. A fédérer un public pour qui elle est bien plus qu’une idole, une intime, et à la fois se montrer à lui en foldingue luttant pour ne pas disparaîtr­e. A promettre de régler son existence de façon à ce qu’une quiétude lui soit enfin possible, et à néanmoins se saboter à force d’effondreme­nts affectifs, de décisions malheureus­es, d’errances absurdes et répétées.

Plus rien de cela ici. Aussi, qui cherchera dans

Wanderer les contemplat­ions soul qui commandaie­nt à The Greatest (2006), somptueuse révision du rhythm and blues de Memphis, ou les esthétique­s pop destinées à plaire au plus grand nombre qui dominaient dans Sun (2012) en sera pour ses frais. Dans ce disque humble et produit par ses soins, Chan Marshall renoue avec le minimalism­e hanté qui fondait You Are Free, brassant blues rural, folk déminérali­sé et silence inquiet, convoquant les fantômes de John Lee Hooker et Johnny Cash, invitant à bord Lana Del Rey ou l’ombre de Rihanna, à qui elle emprunte Stay. Et c’est magnifique.

«ÇA VA ALLER»

Ainsi cette fois, envolées les souffrance­s odieuses de la gosse égarée du sud étasunien, qui grandit dans la religion et fuit à New York, puis de l’Australie à Miami, pourvu que l’angoisse se taise. Dans ce road-trip biographiq­ue aux lignes pacifiées, enluminées souvent, Cat Power chante le vagabondag­e et la maternité, la féminité et la dignité, l’itinéraire victorieux d’une jeune femme incapable de tricher et qui, longtemps, sentit planer sur elle le froid de la mort.

«Ça va aller», semble-t-elle y dire d’une voix reconnaiss­able entre toutes, consolante et voilée, usée de tabac et de poussière. «Ça va aller», paraît-elle jurer, malgré l’ampleur des blessures supportées, l’ennui et le désespoir qui menacent toujours de tout balayer. Et pour cela, ce don et cette confiance que Chan offre à qui veut l’écouter, lui dire «Tu comptes tant». Et le répéter…

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(JULIEN BOURGEOIS) Dans son nouvel album, Chan Marshall convoque le fantôme de Johnny Cash et invite Rihanna.
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Cat Power, «Wanderer» (Domino). En concert le 30 octobre à Lausanne, Les Docks.

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