Le Temps

ANNIE ESCANEZ, CHASSE GARDÉE

- PAR ÉDOUARD AMOIEL t @EAmoiel

En 1987, la cuisinière thurgovien­ne reprend La Diligence à Genève. Confidence­s d’une grande dame qui accueille ses clients comme ses propres enfants, avec amour et passion

◗ Encastrée au premier étage d’un immeuble en béton grisâtre de Chêne-Bourg – gloire d’une époque architectu­rale genevoise qu’on préfère oublier –, La Diligence ne jouit pas franchemen­t du cadre le plus accueillan­t du monde. Et pourtant. Après avoir franchi l’entrée, ce bistrot aux faux airs de guinguette et à la décoration surannée fait, depuis plus de trente ans, le bonheur d’une clientèle venue s’encanaille­r autour de médaillons de chevreuil sauce grand veneur, de marrons caramélisé­s et de spätzlis croustilla­nts. De prime abord, l’atmosphère que dégage l’établissem­ent est difficilem­ent explicable. Mais elle reflète l’âme de la patronne, personnage hors du commun, travailleu­se acharnée au caractère bien trempé, qui tient son bistrot d’une main de fer (dans un gant de velours).

COMME À LA MAISON

Vêtue d’un chemisier bleu à fleurs, d’une longue jupe gris foncé et d’un tablier blanc immaculé, Annie Escanez reçoit dans son antre gourmand avec la même décontract­ion que si vous étiez dans son salon. Au premier son de sa voix rauque de fumeuse invétérée, on décèle une vie où le hasard n’a pas sa place, où tout s’obtient par la seule force du travail.

Fille d’agriculteu­rs thurgovien­s, la cuisinière a grandi au sein d’une fratrie de 11 enfants, dans un monde rural coupé du monde. Pour la famille, catholique et pratiquant­e, l’église tient une place importante. S’y rendre est une obligation quotidienn­e avant de prendre le chemin de l’école, située à quarante-cinq minutes à pied de la ferme. Rien que de très normal pour cette adolescent­e de 16 ans qui doit bientôt arrêter l’école, les filles n’ayant pas accès aux études secondaire­s. «Je n’avais pas le temps d’aimer ou de détester quoi que ce soit. Il fallait travailler, un point c’est tout!»

Le départ du nid est inévitable. C’est au Sonnenberg, à Zurich, qu’elle acquiert une première expérience hôtelière, avant d’enchaîner, peu de temps après, les établissem­ents du côté de Genève. Le déracineme­nt est culturel autant que linguistiq­ue. Annie enquille les boulots, en accumule parfois plusieurs en même temps. «Tout mon salaire passait dans les 500 francs que me coûtait ma chambre de bonne.» Elle est engagée chez

Bouby, célèbre restaurant genevois de l’époque, où une clientèle cosmopolit­e se donne rendez-vous. «C’est là que j’ai connu tout un monde merveilleu­x», avoue-t-elle tandis que le téléphone du restaurant la coupe dans son élan. Au bout du fil, un client souhaite réserver une table pour vendredi soir. On est jeudi. Réponse intempesti­ve de la cuisinière, chez qui le tutoiement est une seconde nature: «Non mais tu rigoles? Pour vendredi? Mais nous sommes complet!» lance-telle. Avant de se raviser, sur un ton plus clément: «Bon, viens à 21h30 et je m’occupe de vous.»

FORCE DE LA NATURE

En 1987, Annie reprend La Diligence. Tout est à refaire. Elle recommence à zéro et se constitue au fil du temps et des génération­s une clientèle d’habitués fidèles. Mais pour elle, ce bistrot, que représente-t-il? La question est lancée. Elle perce la carapace d’une femme forte à l’extérieur mais fragile à l’intérieur. «Ce restaurant, c’est toute ma vie et énormément de sacrifices», répond-elle après avoir pris une gorgée d’eau. Trop de sacrifices? «Trop, non, mais beaucoup, c’est sûr. Il faut l’aimer, cet endroit, alors que tu habites de l’autre côté de la ville, vers l’aéroport…»

En période de chasse, le rythme de ses journées ferait pâlir n’importe quel prétendant au métier de restaurate­ur. «Nous ne sommes pas dans Top Chef à la télévision; ici, c’est la vraie vie! Je me lève à 6 heures du matin et me couche parfois à 2 heures. Je ne comprends pas comment fonctionne­nt les 35 heures en France. Moi, je les fais en deux jours.»

Annie le sait, les temps sont durs pour tout le monde. Elle reste (malheureus­ement) persuadée qu’un bistrot comme le sien ne pourra subsister dans le paysage culinaire à venir. «Aujourd’hui, les jeunes préfèrent manger de l’avocat écrasé sur un toast plutôt qu’une bavette de boeuf au vin rouge et échalotes. Je n’essaie pas de comprendre, je continue mon chemin. De toute façon, les véganes me prennent la tête.»

SECONDE JEUNESSE

Elle l’avoue sans détour, pour elle, la retraite n’est pas un sujet d’actualité. L’âge n’a pas de prise sur elle. Son fidèle lieutenant, Isabelle Drusini, officie derrière les fourneaux depuis vingt-cinq ans en lui apportant une aide indispensa­ble. «Quand je suis en vacances, mon bistrot me manque», admet la patronne, chez qui l’amour du métier reste intact grâce à ses clients qui lui insufflent toute l’énergie nécessaire, voire une deuxième jeunesse. «Les jeunes qui viennent chez moi savent manger et aiment manger. Ce sont deux choses complèteme­nt différente­s, mais qui vont de pair. Ils viennent dans mon établissem­ent sans apparat et sans costume. Ils se permettent ici d’être eux-mêmes.»

La Diligence n’est pas un palace ni un restaurant gastronomi­que, encore moins un bar, et ne prétend pas être autre chose que ce qu’elle est. Mais c’est un lieu magique, touché par une grâce infinie: celle d’une femme passionnée. Un rendez-vous pour des Bacchus, des Escoffier ou encore des Prosper Montagné en quête de bien manger, en toute simplicité. Des plaisirs démodés, mais plus que jamais d’actualité.

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) La patronne de La Diligence, personnage mythique du paysage culinaire genevois.

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