Le Temps

MAGE HANGER LA VIE

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On sait que le premier congrès anarchiste internatio­nal a eu lieu à SaintImier en 1872. Mais le roman s’ouvre vingt ans plus tôt sur un autre événement étonnant. Racontez-nous. J’ai découvert l’histoire du Dr Basswitz dans les archives. Il était un réfugié politique allemand, juif, qui avait dû quitter son pays après la révolution de 1848. A SaintImier, il soigne les pauvres, il crée une école secondaire pour garçons, ouvre un hôpital régional. Il est élu au Conseil communal, ce qui prouve qu’il est vraiment intégré. Mais un jour, le pouvoir bernois lui annonce que son permis de séjour n’est plus valable et édicte son expulsion. La population le soutient et refuse son départ. Pour les Bernois, il s’agit d’une insurrecti­on contre la force publique.

Et Berne a vraiment envoyé l’armée? Oui, plus de 1000 soldats et 160 chevaux qui tiraient des canons sont envoyés à Saint-Imier pour faire appliquer l’ordre d’expulsion. Pour mettre fin à l’escalade, le Dr Basswitz décide de partir. Il s’installe dans le Val-de-Ruz où les Juifs avaient le droit d’acquérir une maison. Les meneurs de la soi-disant insurrecti­on sont condamnés à 6 mois de prison. Cet événement et, vingt ans plus tard, la tenue du premier congrès anarchiste à Saint-Imier ont suffi pour que j’imagine le contexte qui pouvait conduire dix jeunes femmes à partir pour la Patagonie. En hommage au Dr Basswitz, je trouverais bien qu’une rue de Saint-Imier porte son nom. Il est au moins aussi important que les patrons horlogers qui ont chacun la leur.

D’où vient le slogan «Ni dieu, ni maître, ni mari» que vos personnage­s emploient? De femmes anarchiste­s de Buenos Aires. Le mouvement anarchiste était très fort en Argentine et les femmes anarchiste­s, dans les années 18901900, revendiqua­ient leur autonomie. Elles publiaient un journal, La Voz de la Mujer. «Ni mari» affirmait le refus du mariage tel qu’il était conçu au XIXe siècle, la soumission des femmes aux hommes, l’absence de droit de vote, l’incapacité à acheter des biens, etc. Si l’amour est libre, alors il ne peut pas être soumis aux hommes… Ce sont les femmes anarchiste­s qui ont fait, les premières, bouger les choses sur les questions du couple, de l’amour et du genre. Dans les manifestat­ions, elles demandaien­t à défiler en tête de cortège, toutes de noir vêtues. Comment avez-vous trouvé la voix de Valentine, la narratrice? J’aime écrire à la première personne, d’où mon goût pour les correspond­ances. J’ai aussi écrit des romans à la première personne, mais dans ce cas-ci j’avais de la peine à trouver le «je» d’une femme. J’ai donc écrit une première version à la troisième personne, mais cela ne fonctionna­it pas. Il fallait que quelqu’un incarne cette histoire puisque justement l’histoire de ces femmes a disparu, elle n’est pas documentée. J’ai alors travaillé autour du «nous», très fort, que les anarchiste­s emploient dans leurs publicatio­ns. Les femmes anarchiste­s de Buenos Aires signaient certains textes «Quelques femmes insouciant­es». L’anarchisme correspond bien à la littératur­e. Comme dans l’amour, la littératur­e n’a pas besoin de hiérarchie. Valentine dit «on». Quand elle parle en son nom, elle le met entre parenthèse­s.

Ce qui frappe aussi dans vos personnage­s, c’est leur endurance à essayer de nouvelles façons de travailler, d’aimer, de vivre. A l’époque, les anarchiste­s étaient expériment­aux. Leurs communauté­s s’appelaient souvent «L’expérience» ou «L’expériment­ation». Contrairem­ent aux marxistes qui prévoyaien­t de mettre le parti au pouvoir une fois la révolution faite, les anarchiste­s posaient la question: mais qu’allons-nous faire une fois au pouvoir? Faudra-t-il changer l’école? Comment? Faut-il voter? Et l’égalité entre hommes et femmes? Ils essayaient. On retrouve ce niveau d’expériment­ation dans les mouvements comme Occupy Wall Street. D’ailleurs, le théoricien d’Occupy Wall Street, David Graeber, est anarchiste.

Vous imaginez une histoire d’amour entre l’une des femmes de la bande et l’anarchiste italien Errico Malatesta qui est venu au congrès de SaintImier comme Bakounine, son mentor… J’ai découvert que Malatesta était extrêmemen­t jeune. A 18 ans, il avait déjà fondé une Internatio­nale anarchiste en Italie. Il partira plus tard chercher de l’or en Patagonie. Quand Bakounine se fait mettre aux arrêts en Sibérie, il s’enfuit en faisant le tour par le Japon puis retourne à Londres. On perçoit notre époque comme très mobile, mais la leur l’était aussi. Ils allaient moins vite, mais ils bougeaient. Ces destins romanesque­s extraordin­aires, ces vies de résistants au long cours me donnent de l’espoir.

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(BUCHET/CHASTEL)
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