TS QUI DORMENT DANS NOS MUSÉES?
sévit depuis quelques années a bon dos. Fin 2015, la ville de Rio fêtait ainsi l’inauguration de son luxueux et superbe Musée de Demain, consacré à «la création de l’Univers et à l’avenir de l’humanité». Intitulé ambitieux qui masque mal le vide des collections, alors qu’on laissait mourir au même moment le Musée national dans l’indifférence quasi générale.
C’est là qu’une question gênante vient soudain à l’esprit. Les Brésiliens sont-ils vraiment à blâmer? Ne constitueraient-ils pas plutôt l’avant-garde d’un phénomène plus insidieux et dérangeant? On peut se demander à vrai dire quelle place il y aura pour la culture dans le monde de «demain». Que feront nos descendants de toutes ces gigantesques collections et archives amassées il y a deux ou trois siècles par des gens dont ils ne comprendront plus les motivations, et qui sont si coûteuses à entretenir?
QUELLE CULTURE À L’ÈRE D’INTERNET?
Et puis, les nouvelles technologies ne nous donnent-elles pas le sentiment que rien ne se perd vraiment, puisque tout peut se retrouver ou se reconstituer sous forme immatérielle? C’est ce que montre la campagne née sur Facebook et Twitter pour rassembler les photos existantes des collections perdues du Musée de Rio. Mouvement méritoire et bien compréhensible, mais qui entretient malgré lui la tendance ambiante à mettre sur le même plan objet réel et copie numérique. Si l’immortalité est en ligne, à quoi bon se déplacer ou entretenir des musées?
En 1911, Georg Simmel, sociologue visionnaire, pointait déjà du doigt ce qu’il considérait comme la «tragédie de la culture», à savoir cette contradiction qui la guette à tout instant: les objets culturels où les hommes s’expriment et cherchent leur finalité subjective tendent inévitablement à dériver en une suite de productions impersonnelles qui les éloigne toujours plus de leurs racines véritables. Au risque de se voir dédaignés et haïs, y compris par ceux qui font profession de les aimer. Il faut dire que leur foisonnement prend de telles proportions qu’ils excèdent forcément les limites et les capacités de l’expérience individuelle. On voit donc que Simmel se livrait à une critique en règle de la culture matérielle de son temps au nom d’une certaine philosophie de la vie. Aujourd’hui, son acuité critique change de polarité, puisqu’elle montre comme celle-ci peut aussi menacer celle-là, sans rien proposer en échange.
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