Le Temps

GONÇALO TAVARES, DANS LES RUINES DU XX SIÈCLE

- PAR ISABELLE RÜF Genre | Auteur | Titre | Traduction | Editeur | Hamy Pages | 256

Deux égarés, un homme et une jeune trisomique, traversent la folie du XXe siècle dans une quête lumineuse

◗ Un homme en fuite est arrêté dans sa course par une jeune fille qui cherche son père. Elle dit s’appeler Hanna, être âgée de 14 ans. Une petite trisomique qui n’a pour tout bagage qu’une boîte de fiches pédagogiqu­es pour handicapés et un objet non identifiab­le. Aucun établissem­ent spécialisé ne la reconnaît ni ne veut d’elle. Quant au père, elle se refuse à prononcer son nom car «il lui arracherai­t les yeux et la langue», dit-elle dans un éclat de rire. Hanna est joyeuse, d’une bonne humeur qui entraîne la bienveilla­nce de tous ceux qui la croisent, et d’abord de ce Marius, dont on ne sait rien sinon qu’il est aussi perdu qu’elle, qui tantôt dit «je», parfois est vu d’en haut.

Les livres de Gonçalo Tavares – Un voyage en Inde, Apprendre à prier à l’ère de la technique, Jérusalem – sont le plus souvent adossés aux ruines du XXe siècle. Celui-ci aussi, mais la présence d’Hanna illumine et adoucit son inquiétant­e étrangeté. D’où vient-elle? «Blin» ou «Belin», prononce-t-elle, petite Alice dans les villes, en recherche de famille, comme dans le film de Wim Wenders. Les voici en route pour Berlin, un lieu fantasmati­que, encore marqué par la guerre, mais sans rien de réaliste.

UN ESCALIER SOMBRE, OUVRANT SUR L’ABÎME

Leur quête tient du conte, modernes Hansel et Gretel perdus dans le siècle passé. Elle est jalonnée de rencontres troublante­s, souvent amicales, parfois menaçantes, qui jamais ne les rapprochen­t de leur but. D’abord un sympathiqu­e colleur d’affiches qui, avec ses frères et soeurs, à travers le monde, tente modestemen­t de semer un peu d’inquiétude et de «désactiver les habitudes mentales». L’hôtel où descendent Hanna et Marius n’a pas de nom, car son plan ne répond à aucune figure géométriqu­e connue: il correspond à celui que forment les camps de concentrat­ion à travers l’Europe. Les chambres, elles, en portent les noms. «Nous le pouvons car nous sommes Juifs», explique la tenancière, qui prend les voyageurs en amitié. Ceux-ci se voient attribuer «Auschwitz». Ils se perdent dans les couloirs sans éclairage. Leur chemin est semé d’épreuves. Pour monter chez Vitrius, l’antiquaire qui peut-être saura identifier l’objet que porte Hanna, il leur faut affronter un escalier sombre, ouvrant sur l’abîme. Chargé de veiller sur Hanna, inconscien­te du danger, Marius doit vaincre son vertige. Mais qui protège qui, de l’enfant ou de l’homme? Dans une fin sibylline, celui-ci se voit emporté dans une foule en marche, Hanna à ses côtés, mais elle a lâché sa main, et il avance en criant avec les autres, euphorique, enfin libre.

Même si, à la résumer, cette quête semble saturée de symboles, démonstrat­ive, même si on y croise sans cesse des êtres empêchés dans leur parcours, contraints de ruser et de négocier pour survivre, il émane du récit une énergie qui emporte et qui transcende ce que le rappel historique qui court en basse continue a de mortifère. L’ironie cinglante de Gonçalo Tavares cède ici la place à un élan qui débouche sur un avenir possible, celui qu’annoncent les affiches des frères

EStamm et que vient confirmer la confiance d’Hanna. Les êtres que les voyageurs rencontren­t luttent tous contre le temps et l’oubli. Certains en s’allégeant, tel le locataire perpétuel de l’hôtel qui professe que «le poids de ce que nous possédons dans notre chambre doit être inférieur à notre propre poids. C’est une règle de base. Une espèce de principe régulateur.» Ou en perpétuant une mémoire: Vitrius l’antiquaire note, jour après jour, dans un grand cahier, une série de chiffres pairs commencée par un ancêtre, rappelant la démarche d’artistes du XXe siècle, On Kawara, Roman Opalka: «Il s’agit simplement de continuer, juste de continuer.»

TRANSMETTR­E UNE MÉMOIRE ET TÉMOIGNER

Continuer, mais pour quoi? Pour témoigner, semble-t-il. Le dos décharné de Moebius, le propriétai­re de l’hôtel, est un palimpsest­e sur lequel se répète le mot «Juif», tatoué dans toutes les langues. On Roman Gonçalo M. Tavares Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père Du portugais par Dominique Nédellec Viviane apprend l’existence de sept «XXe siècles», des hommes chargés d’en mémoriser les grands événements et de les transmettr­e chacun à sept autres, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps, frères des «hommes-livres» de Fahrenheit 451, le roman de Ray Bradbury. Dans ces temps de destructio­n et d’oubli, on ne peut plus compter sur les archives. Les messages se cachent dans des écritures microscopi­ques qu’aucun oeil humain ne saurait déchiffrer. Un sinistre photograph­e exhibe un catalogue de trisomique­s, capturés de face et de profil, tels des repris de justice, ou comme les animaux qui sont sa spécialité. Il traque Hanna pour la photograph­ier, est-ce pour l’enfermer dans une catégorie infra-humaine?

Gonçalo Tavares, qui a travaillé un temps avec des enfants handicapés, montre au contraire chez cette enfant une humanité supérieure, qui désarme l’agressivit­é d’un monde déshumanis­é.

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(PEDRO LOUREIRO/GETTY IMAGES)
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