Emilie Zoé, les vertiges épurés d’un nouvel album d’une effrayante beauté
Elle sort un nouvel album, «The Very Start», qui crépite comme un incendie de forêt. Reportage chez la musicienne établie à Neuchâtel qui fabrique, avec le batteur Nicolas Pittet, un rock d’une effrayante beauté
«Bricole, et une fois dans la chanson, reste dans la chanson.» Elle nous laisse jeter un oeil, furtif, dans ses cahiers noirs, ces petits cahiers serrés où elle trace des textes en majuscules, au crayon, au stylo bleu. Avec parfois des mots traduits en français («grope along: avancer à tâtons»). On s’intéresse. Elle sort d’autres cahiers encore. Saturés d’écriture automatique, des pages entières, de pensée trimardeuse. Et puis sur les murs de sa chambre, de son salon, de longues feuilles de conseils à soi – «ne pas boire trop, faire de l’exercice, pas de paranoïa» –, des textes qui sont d’abord des dessins. Emilie Zoé, dans cette après-midi neuchâteloise où la cage d’escalier sent le pétrole et la cuisine le citron confit, remonte au tout début. Avant la voix, la griffe.
Dès le départ, elle s’appelait Emilie Zoé. «Ce sont mes deux prénoms. Toute la grossesse, mes parents ont hésité.» Il y a une dizaine d’années, cette Lausannoise aux origines françaises, qui a pris l’accent de Neuchâtel par porosité, étudie à l’EPFL. Elle aime les maths et la physique, écoute beaucoup de rock, les White Stripes, mais se verrait bien ingénieur acousticien. «J’avais un désir enfoui, refoulé, de devenir musicienne depuis que j’avais vu Henri Dès au Théâtre de Beausobre. J’avais 8 ans.» Elle apprend que, dans une baraque isolée en montagne valaisanne, on donne un stage d’écriture de chansons. Dix jours où elle rencontre un des premiers membres de sa constellation: le Jurassien Félicien Donzé, dit LiA.
Cafetières et tambourins
«Je me suis dit: laissons une chance à cela. Quittons l’université. Dix ans plus tard, j’en suis encore là. En musique, je me sens toujours à l’essai.» Son rire part en cascade vers l’intérieur, il est un rire de petite fille qui danse avec une matriarche. Elle extrait de son téléphone une image d’elle au bord de l’eau quand elle était très enfant; ses yeux bleus sont déjà démesurés, ils ne reçoivent pas le monde, ils le cherchent. «OK, j’ai fait un tajine végétarien chelou, avec du citron confit, et de la tarte aux pommes. On va manger?» Nicolas Pittet est déjà assis à table. Ils partagent cet appartement, sans être ensemble. «On s’est rencontrés dans la foulée de ce stage, il a été engagé à la batterie par Félicien.»
Nicolas Pittet a tout joué, il a tourné trois ans avec le sorcier caraïbe Lee Scratch Perry, il a tapé sur du reggae, de la musique électronique, du rock. Il n’est pas le batteur d’Emilie Zoé, il est la carte, elle est le territoire, avant que les rôles ne s’inversent. Ils travaillent ensemble dans un local des hauts de Neuchâtel qu’on peut apercevoir sur la vidéo de Tiger Song. Emilie a rameuté sa meute pour scander le rythme sur des cafetières, des tambourins, et pour tenir le choeur. Il y a sa grand-mère, ses parents architectes, sa soeur, mais aussi des musiciens, LiA, Yannick Neveu du groupe Darius, Laure Betris de Kassette, plein d’autres comme Louis Jucker, qui avait produit il y a quatre ans le premier album d’Emilie Zoé. Dans un stand de tir du Jura.
Ruisseau de doutes
Ce premier disque, Dead End Tape, sorti sur le label chaux-defonnier Hummus, était une virée presque immobile, un road movie de l’intérieur. Sur la pochette, Emilie Zoé pose, le regard incandescent – un regard dont on ignore encore s’il relève de l’effronterie ou de l’effroi. Déjà, la poésie en anglais, tissée d’Allan Poe et de Burroughs, portait des musiques d’une implacable simplicité, des rengaines d’après-match mais psalmodiées par des fantômes. Et la voix. La voix d’Emilie Zoé est une douceur sans répit, un ruisseau de doutes dont le cours semble sans cesse s’inverser. Elle vous chuchote à l’oreille des cris qui ne font pas mal.
Depuis ce premier disque qui avait comme confirmé l’impression rendue par son premier EP quelques années plus tôt, Emilie Zoé a amplifié son geste. Elle a tenu la guitare chez LiA, une guitare portée très bas, elle a rangé la scène de Beausobre et accordé les guitares d’Henri Dès lors de ses tournées suisses, elle a créé un groupe avec Louis Jucker, Autisti, elle a écrit de la musique pour une série télévisée, Anomalia, elle a écrit de la musique pour le théâtre, elle a offert des lectures musicales avec l’écrivaine Mélanie Richoz, elle a travaillé sur scène avec Nicolas Pittet les morceaux de ce nouvel album, The Very Start, qui semble effectivement tout reprendre depuis le début.
Belles consanguinités
Ce disque, construit par un batteur et une guitariste, dans l’économie du duel, est un disque de désossage, de saturation élémentaire mais aussi de pompe contrariée; Emilie Zoé semble toujours suspendue à deux doigts de l’hymne. 6 O’Clock, par exemple, est une valse bouleversante sur le temps qui passe, un memento mori aux saturations mesurées. Une pure beauté, mais comme défiée par le souffle, le métal qui vibre sur la batterie et transforme chaque coup en son ombre, le chant comme aspiré. Quand les morceaux ont été prêts, Emilie s’est souvenue d’une marche dominicale dans la Vallée de la Jeunesse: «Je devais avoir 17 ans, je marchais. J’ai soudain entendu un groupe qui répétait, ça m’a scotchée sur place. Je suis restée une heure devant la fenêtre ouverte sans rien voir à l’intérieur, sans savoir qui jouait. J’ai appris beaucoup plus tard que c’était le groupe Meril Wubslin.»
Alors, pour The Very Start, Emilie a appelé Christian Garcia-Gaucher, ancien de Velma et de Meril Wubslin, un maître de l’épure rock. Ensemble, à l’oreille, sans se poser d’autre question que celle de la sensation, ils ont ôté une à une les couches de protection. Il y a des claviers nus qui surgissent dans le fond du son. Des prières qui semblent surgir de la rue d’en face. Une urgence de liberté. Entre-temps, après avoir écrit de la musique pour un ciné-concert, Emilie Zoé et Christian Garcia ont déjà enregistré leur prochain album commun, dans le galetas de Louis Jucker. C’est une petite famille qui se compose, d’artistes qui fabriquent tout à mains nues, qui ne croient que dans les frissons et l’inconscient. «C’est important pour moi d’être entourée de gens avec lesquels tout est évident. Cela finit par faire de belles consanguinités.»
«Je me suis dit: laissons une chance à cela. Quittons l’université. Dix ans plus tard, j’en suis encore là. En musique, je me sens toujours à l’essai» ÉMILIE ZOÉ
On aimerait encore dire à quel point ce très court disque d’Emilie Zoé invite, de la chanson 1 à la chanson 10, au vertige ascensionnel. Au bruit lyrique. Blackberries, The Barren Land, Sailor sont des chefs-d’oeuvre de violence transfigurée. On ne voudrait pas s’emporter mais Emilie rime avec Pattie. Sur son bras gauche, elle a laissé à un tatoueur le soin de dessiner un trait épais. «Pendant des mois, j’écrivais à la main sur ma peau une phrase qui m’aidait à me libérer d’une période difficile. Après un voyage dans la Vallée de la Mort, avec Nicolas, j’ai décidé que je voulais remplacer la phrase par le vide.» C’est une ligne droite, qui ouvre des horizons.
▅ (Hummus Records, sortie le 9 novembre).
24 octobre, Le Bourg, Lausanne. 25 octobre, Dynamo, Zurich. 26 octobre, L’Amalgame, Yverdon-les-Bains. 27 octobre, Queen Kong Club, Neuchâtel. Le disque sera en vente à ces concerts. www.emiliezoe.com