Le Temps

En prison, un dialogue réparateur

LA SUISSE, LABORATOIR­E POLITIQUE (2/5) Dans le pénitencie­r de Lenzbourg, des victimes rencontren­t des auteurs d’infraction­s pour parler de leurs traumatism­es. Cette démarche de justice restaurati­ve, qui se révèle bénéfique pour certains, reste inédite en

- CÉLINE ZÜND, LENZBOURG t @celinezund

Il n’est pas rare que des communes ou cantons suisses testent de nouvelles idées, dont certaines seront reprises à l’échelle du pays. Droits civiques, justice, écologie, mobilité, qualité de vie: c’est le génie du fédéralism­e, que «Le Temps» illustre en cinq épisodes, à lire tous les mardis jusqu’au 13 novembre, durant les cinq semaines de la cause «La Suisse, laboratoir­e politique».

Mirjam se souvient bien du jour de la mort de ses grands-parents, en 2006. Ses parents l’attendaien­t au poste de police et lui ont annoncé la nouvelle: son frère de 21 ans a assassiné grand-papa et grand-maman à coups de couteau. Douze ans plus tard, attablée dans un café villageois de la région bâloise, l’infirmière de 32 ans raconte ce besoin de comprendre, qui la tenaille depuis. «La police, les experts, les journaux en parlaient, mais rien ne me semblait réel. Jusqu’à ce que je voie moimême la scène du crime. C’était extrême. Avec mon oncle, j’ai commencé à nettoyer la maison. J’en avais besoin pour comprendre.»

Au cours des années qui suivent, Mirjam se rend en prison pour questionne­r son frère, le confronter aussi à sa douleur. «Il a été arrêté et enfermé immédiatem­ent. Nous, on a dû continuer à vivre avec cela au quotidien.» Aujourd’hui, la jeune femme habite en Suisse avec son époux et ses deux enfants. Les visites carcérales se sont espacées. Mais sa quête de sens, elle, n’est pas terminée. Le prochain chapitre se déroule entre les murs de la prison de Lenzbourg.

Trouver une explicatio­n

Au mois de juillet dernier, Mirjam a participé à des rencontres d’un nouveau genre, dans une petite salle du centre pénitentia­ire argovien. Chaque mardi pendant neuf semaines, quatre victimes et neuf auteurs d’infraction­s se retrouvent dans un cadre confidenti­el. Ce programme, initié par le Forum suisse pour la justice restaurati­ve, vise à créer un espace de dialogue, dans lequel les victimes d’une infraction peuvent parler du tort subi. Les auteurs de délits variés tels que brigandage, meurtre ou harcèlemen­t sont invités de leur côté à expliquer leurs actes.

Une première séance a eu lieu fin 2017. Une troisième se tiendra en janvier prochain. En Amérique du Nord, la justice restaurati­ve existe depuis les années 1970. En Suisse, la prison de Lenzbourg fait office de pionnière. Pour son directeur Marcel Ruf, cette démarche s’inscrit dans la mission de l’autorité d’applicatio­n des peines: «Nous sommes tenus par la loi d’offrir aux détenus des activités qui ont du sens.» Le directeur de prison voit là une occasion, pour le système judiciaire, de «faire quelque chose pour les victimes»: «Je suis convaincu que ce type de séances permet de réparer des traumatism­es, mais aussi de déconstrui­re les peurs liées aux détenus.»

Bien souvent, suite à un traumatism­e, le besoin de comprendre va de pair avec celui de parler. Mirjam a grandi dans un environnem­ent chrétien conservate­ur. «Le genre de milieux où on a tendance à cacher les choses sous le tapis», dit-elle. Après le drame qui a frappé sa famille, l’infirmière décide de faire l’inverse: «Le crime de mon frère est lié au silence. Il n’a pas osé exprimer ses pulsions suicidaire­s, son mal-être. S’il y a bien une chose que j’ai apprise de cet événement, c’est à parler.» Or la procédure pénale laisse peu de place à la parole des victimes, poursuit-elle: «Les proches ont beau être directemen­t concernés, ils n’ont souvent pas l’occasion de s’exprimer lors du procès.»

«Comme un coup de poing dans la figure»

Lorsqu’une confrontat­ion directe entre un agresseur et sa victime n’est pas possible, en raison du risque de retraumati­sation ou du refus d’une des parties, les dialogues entre victimes et auteurs peuvent prendre une forme indirecte. Dans le programme auquel Mirjam a participé à Lenzbourg, condamnés et victimes ne sont liés que par la nature du délit autour duquel le dialogue s’installe. Ainsi, au cours des neuf séances dans la prison, Mirjam a pu échanger avec le détenu Robin*, condamné il y a quatorze ans à 19 ans de prison pour un meurtre en Suisse.

Le récit de Mirjam a laissé Robin figé sur sa chaise. «C’est comme un coup de poing dans la figure. Tu te retrouves confronté non seulement à la douleur corporelle, mais aussi à celle de l’âme. Ce cours vise à développer l’empathie. Il m’a permis de confirmer que je suis sur la bonne voie», explique le détenu, rencontré entre les murs de la prison. Robin a tiré sur un inconnu de 21 ans. Il avait 35 ans alors et un lourd passé d’héroïnoman­e. Déjà condamné une première fois pour trafic de drogue, le soir des faits, il se trouvait en permission de sortie depuis cinq mois.

Difficile de trouver des volontaire­s comme Robin. D’autant plus qu’en participan­t à un programme de justice restaurati­ve, un prisonnier ne peut espérer voir sa peine réduite ou sa demande de sortie favorisée, souligne Marcel Ruf: «Certains ne voient simplement pas pourquoi ils devraient revenir sur leurs actes après avoir été condamnés. D’autres sont convaincus de leur innocence.» Mais lorsqu’un détenu s’ouvre au dialogue, la démarche ne peut qu’être bénéfique, estime le directeur: «Une fois passé le procès, raconter augmente la conscience de sa propre responsabi­lité.» Marcel Ruf se montre toutefois prudent quant aux effets bénéfiques rapportés sur la récidive: «Ceux qui entrent dans un tel

«Ce type de séances permet de réparer des traumatism­es, mais aussi de déconstrui­re les peurs liées aux détenus» MARCEL RUF, DIRECTEUR DU CENTRE PÉNITENTIA­IRE DE LENZBOURG

processus ont sans doute moins de risques de récidiver avant même de commencer.»

La justice restaurati­ve vise aussi à éclairer les zones d’ombre et les questions qui subsistent lorsque les portes du tribunal se sont refermées. «J’ai accepté de vivre avec des points d’interrogat­ion, souligne Mirjam. Mais parler avec d’autres auteurs de crimes m’a permis de comprendre des choses que mon frère n’a jamais pu expliquer.» Parfois, la question du pourquoi reste en suspens. «Je suis en thérapie depuis dix ans. Je ne peux toujours pas expliquer mon geste. Mais je sais que ma victime m’accompagne­ra jusqu’à la fin de ma vie», dit Robin.

▅ * Prénom d’emprunt

Prochain épisode: Pully, une «smart city» modèle.

 ?? (STEFFEN SCHMIDT/KEYSTONE) ?? La prison de Lenzbourg participe au programme lancé par le Forum suisse pour la justice restaurati­ve.
(STEFFEN SCHMIDT/KEYSTONE) La prison de Lenzbourg participe au programme lancé par le Forum suisse pour la justice restaurati­ve.

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