Le Temps

La peur et la corruption, piliers du succès de Bolsonaro

- CHANTAL RAYES, SÃO PAULO t @RayesChant­al

Le second tour de l'élection présidenti­elle brésilienn­e aura lieu dimanche. Retour sur le contexte et les événements qui ont permis au candidat de l'extrême droite d'accéder au rang de favori

Tout avait commencé par un coup de filet dans une banale station-service de Brasilia qui servait de paravent à un vaste système de blanchimen­t de fonds. Quatre ans plus tard, le séisme politique provoqué au Brésil par la désormais célèbre opération Lava Jato («lavage express»), tentaculai­re enquête sur la corruption, produit son ultime secousse. L’extrême droite est aux portes du pouvoir avec Jair Bolsonaro (Parti social libéral, PSL), nostalgiqu­e de la dictature militaire (19641985) et favori de la présidenti­elle de dimanche, avec 56% des intentions de vote contre 44% pour Fernando Haddad, du Parti des travailleu­rs (PT).

D’abord centrée sur le PT, qui a gouverné pendant treize ans (avec Lula, puis Dilma Rousseff, destituée en 2016), Lava Jato a mis à nu un mécanisme de financemen­t illégal arrosant quatorze partis, via des commission­s sur des marchés publics surfacturé­s par les groupes du BTP. Les révélation­s ont conduit à la destitutio­n controvers­ée de l’ex-présidente Rousseff, écartée du pouvoir sur des accusation­s sans lien avec le scandale. Puis à la condamnati­on de son prédécesse­ur, Lula – qui purge depuis le 7 avril une peine de 12 ans de prison –, ainsi que de dignitaire­s d’autres formations.

La marquante opération Lava Jato

Un ancien chef d’Etat au prestige planétaire, un ex-chef du perchoir, un ex-gouverneur ainsi que des grands patrons sont sous les verrous: «L’opération Lava Jato a frappé l’imaginaire social, produisant des effets nouveaux, analyse le sociologue et politologu­e Paulo Baia, professeur à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. La corruption n’avait jamais été aussi visible. Elle gangrène et discrédite le système. Bolsonaro, lui, est un outsider, même s’il siège au parlement depuis vingt-sept ans. Il a toujours été un député folkloriqu­e, à qui personne n’accordait d’importance.» Et c’est devenu un atout. «Si j’avais occupé de hauts postes, j’aurais certaineme­nt été moi-même impliqué dans Lava Jato», admet-il.

Juin 2013: des millions de Brésiliens prennent les rues. Les manifestan­ts s’élèvent, entre autres, contre la corruption, un thème vite récupéré par la droite, note Pablo Ortellado, professeur à l’Université de São Paulo. «Mobilisé depuis 2014, le mouvement anti-corruption est tout entier derrière Bolsonaro», poursuit le chercheur qui a observé son «effrayante radicalisa­tion»: «Des gens qui, pas plus tard que l’an dernier, disaient ne se reconnaîtr­e dans aucun parti s’identifien­t désormais au PSL.» D’où le fulgurant essor de ce parti insignifia­nt où le nouvel homme fort du pays n’est entré qu’en mars. Aux législativ­es du 7 octobre, le PSL a élu 52 députés, contre… un seul en 2014. Une trentaine d’entre eux se présentaie­nt pour la première fois. Le dégagisme a sévèrement sanctionné en revanche les formations traditionn­elles.

Seul le PT sort à peu près indemne du «tsunami bolsonaris­te». Avec 56 élus (six de moins qu’actuelleme­nt), le parti de Lula reste la première formation du parlement, parvenant à se hisser jusqu’au second tour de la présidenti­elle. «Même au creux de la vague, le PT conserve une assise sociale, explique la sociologue Esther Solano, professeur­e à l’Université fédérale de l’Etat de São Paulo. Mais le rejet que le parti inspire reste très fort, gagnant même des gens qui ont bénéficié de ses politiques sociales. En sortant de la pauvreté, ils ont adopté les valeurs de la classe moyenne, sensible à la corruption.» Que d’autres partis soient impliqués n’y change rien. Le PT est né pour être différent.

L'insécurité inquiète

L’autre carburant de Bolsonaro: la peur. L’insécurité (63880 homicides en 2017, soit 175 par jour, un record) n’a jamais autant inquiété les Brésiliens. Cet ancien militaire en a fait un pilier de son discours. Au nom de la «légitime défense», il veut libéralise­r l’accès aux armes à feu, pourtant responsabl­es de 70% des assassinat­s. Mais aussi réduire la majorité pénale à 16 ans et donner à la police carte blanche pour tuer du bandido. «Si le policier en tue dix, quinze ou vingt, avec dix ou trente tirs chacun, il doit être décoré et non poursuivi», a-t-il osé dire. A l’entendre, les Brésiliens vivaient en toute sécurité sous la dictature (ce que des spécialist­es contestent), quand la police n’avait pas à s’embarrasse­r des droits de l’homme. Or, malgré le retour de la démocratie, celle-ci est restée l’une des plus meurtrière­s du monde, sans freiner pour autant la criminalit­é. Même dans les Etats où les assassinat­s sont en baisse, d’autres formes de délinquanc­e progressen­t, alimentant un sentiment d’insécurité, disent les spécialist­es. Pour Renato Sergio de Lima, du Forum brésilien de la sécurité publique, «violence et corruption ont créé la tempête parfaite pour que les gens cèdent à la tentation autoritair­e».

A entendre Bolsonaro, les Brésiliens vivaient en sécurité sous la dictature

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(MAURO PIMENTEL/AFP) Au nom de la «légitime défense», Jair Bolsonaro veut libéralise­r l’accès aux armes à feu.

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