Le Temps

Entre Rome et Bruxelles, l’enlisement garanti

Les autorités italiennes ont tout intérêt à faire durer le conflit avec la Commission européenne au sujet de leur projet de budget 2019. En alternant colère et déclaratio­ns plus apaisantes

- RICHARD WERLY t @LTwerly

Pierre Moscovici n'obtiendra sans doute jamais les excuses qu'il aimerait bien entendre. Vendredi, le commissair­e européen chargé des Affaires économique­s a de nouveau dénoncé l'attitude de l'eurodéputé italien de la Lega Angelo Ciocca, qui avait écrasé avec sa chaussure la déclaratio­n de l'ancien ministre socialiste français, lors de l'annonce mardi du rejet par la Commission du projet de budget 2019 présenté par Rome.

«C’est un fasciste»

«C'est un crétin, un provocateu­r, un fasciste. Son geste est grotesque», a-t-il affirmé sur la chaîne CNews. Avant de tirer le signal d'alarme: «Quand on commence à manier la violence à l'encontre des institutio­ns, quand on commence à piétiner les règles, y compris avec des chaussures, on a une espèce de dérive lente vers ce que l'on appelle la démocratie illibérale, c'est-à-dire le non-respect de la liberté de la presse, la liberté de la justice et des institutio­ns politiques.»

Le calendrier, sur le papier, n'est pas favorable à l'Italie qui attendait vendredi soir la note de l'agence Standard & Poor's sur sa dette souveraine, quelques jours après sa dégradatio­n par l'agence concurrent­e Moody's. Cette dernière classe désormais les emprunts à long terme de la Péninsule en catégorie Baa3 au lieu de Baa2, soit juste un cran au-dessus de la catégorie «spéculativ­e» réservée aux pays à risques. La dette italienne était jusqu'à ce vendredi notée BBB par Standard & Poor's (l'Espagne est notée A-, le Portugal BBB, la France AA et l'Allemagne AAA).

Or qui dit notation en baisse, et marchés financiers aux aguets – la bourse de Milan a perdu cette semaine près de 20% et les fameux spreads entre les titres italiens et allemands sont restés à leur plus haut niveau depuis près de six ans à plus de 338 points de base – dit discussion houleuse garantie lors de la prochaine réunion des ministres des Finances de la zone euro le 5 novembre à Bruxelles. Les représenta­nts des 18 autres Etats membres dotés de la monnaie unique se sont mis d'accord cette semaine pour que les discussion­s sur le budget italien aient lieu malgré tout, alors que Rome aurait souhaité les différer. Ils devraient, en outre, apporter leur soutien à la Commission dans son rejet du projet de budget, que le gouverneme­nt de coalition entre la Lega et le Mouvement 5 étoiles a jusqu'au 13 novembre pour réviser et renvoyer à Bruxelles, dans le cadre du «semestre européen» destiné, depuis 2010, à mieux coordonner les politiques économique­s au sein de l'UE.

Menace de sanctions sans effet

Qu'une solution sorte de ces négociatio­ns entre grands argentiers est toutefois peu probable. Au moment même d'envoyer leur projet de budget, les deux hommes forts de l'Italie, Matteo Salvini et Luigi Di Maio, ont répété leur attachemen­t à l'euro. Une position réitérée jeudi à Paris par le ministre des Finances italien, Giovanni Tria, invité du dîner annuel de l'Assurance. Ce dernier a répété la volonté de «dialogue» sans apporter de précisions sur ce que les deux partis au pouvoir accepterai­ent éventuelle­ment de changer dans ce budget. Et la menace d'éventuelle­s sanctions financière­s communauta­ires est, selon les familiers du dossier, loin de faire trembler les populistes au pouvoir à Rome: «La force de l'alliance Salvini-De Maio est d'avoir un budget qui reflète leurs promesses de campagne, juge un diplomate, contacté par Le Temps. Les Italiens savent aussi que la Commission sermonne plus qu'elle n'agit. Donc, pour l'heure, ils sont politiquem­ent gagnants.»

L'exécutif communauta­ire est pour sa part le dos au mur. Côté pile, sa fermeté budgétaire contre Rome, dix ans après l'éclatement de la crise financière, prouve le bon fonctionne­ment des mécanismes d'alerte mis en place pour éviter de futurs dérapages. Côté face, en revanche, le consensus politique n'est pas si simple à obtenir du côté du Conseil, à savoir les pays membres, pour une possible escalade.

Emmanuel Macron, déjà diabolisé par Salvini sur le dossier des migrants, entend toujours obtenir au sommet des 13 et 14 décembre des décisions sur la réforme de la gouvernanc­e de la zone euro, sur la base de la «feuille de route» avalisée en juin avec Angela Merkel au sommet franco-allemand de Meseberg. Or tout différend avec l'Italie entraînera­it à coup sûr un report de ces mesures destinées à parachever l'union bancaire, en particulie­r avec la mise en place d'un système de garantie commune des dépôts des épargnants européens, et d'un fonds de «résolution» activable d'urgence en cas de nouveau risque de faillite d'une grande banque. Terrible ironie bruxellois­e: l'accord de Rome reste indispensa­ble pour mettre en place des mécanismes destinés… à secourir ses banques en cas de séisme financier que les dérapages du budget italien pourraient provoquer.

Les deux hommes forts de l’Italie, Matteo Salvini et Luigi Di Maio, ont répété leur attachemen­t à l’euro

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